Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée de deux nouvelles personnes. L’air charriant leur odeur jusqu’à ses narines, Perrin sut immédiatement que c’étaient Lan et Moiraine. Il ne prononça pourtant pas de nom avant qu’ils soient assez près pour que n’importe qui puisse les identifier.
Le Champion donnait le bras à Moiraine, comme s’il entendait la soutenir sans qu’elle s’en aperçoive. Le regard vide, l’Aes Sedai tenait dans une main une statuette en ivoire noirci par l’âge. Représentant une femme, il s’agissait d’un angreal, un antique artefact permettant à une Aes Sedai de puiser davantage de Pouvoir dans la Source Authentique sans risquer d’être carbonisée. Si elle en avait eu besoin pour guérir, Moiraine devait être au bord de l’épuisement.
Min se leva pour lui porter assistance, mais l’Aes Sedai la repoussa d’un geste.
— J’ai vu tout le monde… Quand j’en aurai fini ici, je pourrai me reposer.
Se dégageant de l’amicale emprise de Lan, Moiraine se concentra puis passa une main sur l’épaule blessée de Perrin. Ensuite elle s’occupa de la coupure, dans son dos.
— Ce n’est pas très grave, dit-elle alors que l’apprenti forgeron sentait sa peau picoter. Cela dit, la morsure et la plaie sont profondes, et… Bref, prépare-toi ! Ce ne sera pas douloureux, mais…
Perrin détestait être près d’une personne qui canalisait le Pouvoir, surtout s’il était directement concerné. Il n’en était pas à sa première expérience du pouvoir thérapeutique de Moiraine, mais ces interventions visaient seulement à le débarrasser de sa fatigue à certains moments de crise. Jusque-là, il n’avait pas été blessé.
Les yeux de l’Aes Sedai parurent soudain voir à l’intérieur de son corps. Poussant un petit cri, il faillit en laisser tomber sa hache. Il sentit d’abord les muscles de son dos bouger et palpiter alors qu’ils cicatrisaient tout seuls, puis son épaule commença à trembler et sa vision se brouilla. Il eut l’impression que la moelle de ses os se glaçait, puis la sensation de froid devint plus profonde encore. Bougeait-il ? Tombait-il ? Volait-il ? Il n’aurait su le dire, mais il aurait juré qu’il fonçait vers quelque chose et que ce mouvement ne s’interromprait jamais.
Après ce qui lui parut une éternité, tout redevint normal. Alors qu’elle s’écartait de lui, Moiraine vacilla et Lan la reprit par le bras.
Secoué, Perrin regarda son épaule, où il ne restait aucune trace de la morsure. Il bougea les bras et son dos réagit tout à fait normalement. La douleur ayant disparu, il devina qu’il ne restait plus rien non plus de la coupure.
Comme pour fêter ça, son estomac grommela.
— Ne tarde pas à manger, dit Moiraine. Une bonne partie de la force qui t’a guéri venait de toi. Il faut la reconstituer.
Des images dansaient déjà dans la tête de Perrin. Du bœuf bien saignant, du mouton, du sanglier… Non sans efforts, il s’obligea à ne plus penser à de la viande. Une de ces curieuses racines au goût de navet devrait le rassasier, quand il aurait le temps de manger. À cette idée, son estomac protesta.
— Il ne reste pas l’ombre d’une cicatrice, forgeron, dit Lan.
— La plupart des loups blessés se sont réfugiés dans la forêt, souffla Moiraine, mais j’ai soigné ceux que j’ai trouvés…
Perrin sursauta. Mais l’Aes Sedai ne semblait pas avoir d’arrière-pensées. Si une telle chose était possible.
— Ils sont venus pour des raisons qui les regardent, mais sans eux, nous serions probablement tous morts…
Gêné, Perrin baissa les yeux.
Moiraine tendit la main vers la joue blessée de Min, mais celle-ci recula d’un pas.
— Ce n’est pas grave, et vous êtes fatiguée… Je me suis déjà fait plus mal en tombant toute seule.
Moiraine n’insista pas et laissa Lan lui prendre l’autre bras.
— D’accord… Et toi, Rand ? Es-tu blessé ? Une égratignure due à la lame d’un Blafard peut être mortelle, et certains Trollocs manient des armes tout aussi dangereuses.
Perrin remarqua soudain un détail.
— Rand, ta veste est trempée…
Le Dragon sortit de sous le vêtement une main rouge de sang.
— Ni un Myrddraal ni un Trolloc, dit-il distraitement. La blessure que j’ai récoltée à Falme s’est rouverte.
Moiraine échappa à Lan et se laissa tomber à genoux à côté du jeune homme. Écartant les pans de sa veste, elle examina la plaie. Perrin ne vit rien, car elle lui cachait la blessure, mais l’odeur du sang lui monta aux narines.
L’Aes Sedai bougea les mains et Rand grimaça de douleur.
— « Tombant sur la roche du mont Shayol Ghul, le sang du Dragon Réincarné libérera l’humanité des Ténèbres. » C’est bien ce que disent les Prophéties du Dragon.
— De qui tiens-tu ça ?
— Si vous utilisiez les Chemins ou une Pierre-Portail pour me conduire jusque là-bas, continua Rand, nous pourrions en finir. Plus de morts… Fini les rêves. La paix, enfin…
— Si c’était si simple que ça, je n’hésiterais pas une minute. Mais tout ce qu’on trouve dans Le Cycle de Karaethon ne doit pas être pris au pied de la lettre. Pour chaque chose incontestable, on en trouve dix qui peuvent avoir une centaine de sens différents. Même si quelqu’un t’a fait connaître l’ensemble des prophéties, ne va surtout pas croire que tu sais tout de l’avenir…
Moiraine se tut, serra plus fort son angreal et passa sa main libre le long du flanc de Rand comme s’il n’était pas couvert de sang.
— Serre les dents !
Les yeux écarquillés, Rand se redressa contre son tronc d’arbre. Tremblant comme une feuille, il gémit puis cria.
Tandis que l’Aes Sedai le soignait, Perrin avait eu le sentiment que la « séance » durait une éternité. En quelques secondes, ce fut terminé avec Rand, comme ç’avait dû l’être avec lui.
— J’ai fait de mon mieux…, murmura Moiraine. Oui, de mon mieux… Tu devras être prudent, parce que la plaie risque de se rouvrir si…
Sa voix mourant, l’Aes Sedai s’affaissa.
Rand la retint, mais Lan bondit et la prit dans ses bras. À cet instant, Perrin vit sur le visage de pierre du Champion une tendresse dont il ne l’aurait pas cru capable.
— Elle est épuisée… Tout le monde a bénéficié de ses bienfaits, et il n’y a personne pour lui rendre la pareille. Je vais la mettre au lit.
— Rand pourrait…, commença Min.
Mais le Champion secoua la tête.
— Je sais que tu ne refuserais pas d’essayer, berger, mais en l’état actuel des choses, tu risquerais de la tuer…
— Exact, lâcha Rand. Je suis indigne de confiance. Lews Therin Fléau de sa Lignée n’a-t-il pas tué tous ses proches ? Avant de crever, je ferai peut-être comme lui…
— Je parlais de ton inexpérience, berger… Allons, reprends-toi ! Le sort du monde repose sur tes épaules. Souviens-toi que tu es un homme et agis en conséquence !
Rand leva les yeux. Étrangement, toute son amertume semblait s’être volatilisée.
— Je me battrai jusqu’à mon dernier souffle… Parce que je suis le seul à pouvoir le faire… C’est mon devoir, j’en ai conscience. Mais rien ne me force à aimer ce que je suis devenu. (Rand ferma les yeux comme s’il allait s’endormir.) Je lutterai. Les rêves…
Lan regarda un moment le Dragon, puis il tourna la tête vers Min et Perrin.
— Mettez-le au lit et prenez un peu de repos aussi. Demain, nous devrons mettre au point des plans et la Lumière seule sait ce qui nous attend encore.
6
La chasse commence