Выбрать главу

Perrin aurait parié qu’il ne s’endormirait pas. Mais après qu’il se fut gavé de ragoût froid – sa détermination à négliger la viande n’avait pas résisté à la bonne odeur des restes du dîner – la fatigue l’avait poussé à s’allonger et ses yeux s’étaient fermés tout seuls. Avait-il rêvé ? Peut-être, mais il n’en gardait aucun souvenir.

Quand il se réveilla, parce que Lan le secouait comme un prunier, la lumière de l’aube pénétrait déjà dans la cabane par la porte ouverte, composant une curieuse aura au Champion.

— Rand est parti, annonça simplement le protecteur de Moiraine.

Perrin s’étira, bâilla, se leva et s’habilla à la hâte en frissonnant de froid. Dehors, quelques soldats s’affairaient déjà à débarrasser le camp des cadavres de Trollocs. Tenant leur cheval par la bride, ils lui faisaient tirer vers la forêt une ou deux lourdes charognes. À les voir tituber, l’apprenti forgeron songea qu’ils auraient été davantage à leur place à l’infirmerie. Après l’intervention d’une Aes Sedai, le corps avait toujours besoin d’un peu de temps pour récupérer.

Son estomac grommelant, Perrin huma l’air avec l’espoir que quelqu’un s’était déjà mis aux chaudrons. Dans le cas contraire, il était prêt à dévorer crue une des maudites racines.

Il ne capta aucune odeur, à part celle de ses compagnons et la puanteur des cadavres des Trollocs et du Myrddraal. Et celle des loups morts, également…

La cabane de Moiraine, de l’autre côté de la cuvette, semblait être le cadre d’une intense activité. Min y entra, puis Masema et Uno en sortirent. Alors que le sergent borgne s’enfonçait entre les arbres, se dirigeant vers la falaise qui se dressait derrière la cabane, le soldat descendit la pente en boitillant.

Perrin se mit en route. Tandis qu’il traversait le cours d’eau, il croisa Masema. L’air hagard, sa balafre boursouflée, le pauvre avait les yeux encore plus enfoncés dans leurs orbites qu’à l’accoutumée. Alors qu’il passait à côté de Perrin, il leva soudain la tête et saisit le jeune homme par les manches de sa veste.

— Tu viens du même village que lui, donc, tu dois savoir ! Pourquoi le Seigneur Dragon nous a-t-il abandonnés ? Quel péché avons-nous commis ?

— Un péché ? De quoi parles-tu donc ? Le départ de Rand n’a rien à voir avec ce que nous avons fait ou non.

Peu convaincu, Masema lâcha Perrin mais continua à le dévisager comme s’il détenait la vérité révélée.

— Masema, dit le jeune homme alors que de l’eau glacée commençait à s’infiltrer dans sa botte gauche, quoi qu’ait fait le Seigneur Dragon, ça correspondait à son plan. Il n’est pas du genre à nous abandonner.

Vraiment ? Si j’étais à sa place, je ne me défilerais pas ?

— Oui, oui, je comprends… Il s’en est allé répandre partout la bonne nouvelle de son avènement. Nous devons aussi l’annoncer…

Masema reprit son chemin en marmonnant tout seul.

Ses bottes produisant un « flic-flac » sonore à chaque pas, Perrin monta jusqu’à la cabane de Moiraine et frappa à la porte. Personne ne répondant, il hésita un instant puis entra.

La première pièce, où dormait Lan, était aussi dépouillée que sa propre cabane. Un lit de camp, quelques crochets en guise de penderie et une unique étagère de rangement sur laquelle brûlaient encore des lampes de fortune – un morceau de bois enduit d’huile enfoncé dans la fente d’un éclat de rocher – dont la fumée s’accumulait au plafond malgré le trou de ventilation qu’on y avait ménagé.

Gêné par cette odeur, Perrin plissa le nez.

Le plafond étant très bas, Loial, même assis sur le lit du Champion, les genoux relevés pour se faire plus petit – risquait à tout moment de s’y cogner la tête. Alors que les oreilles de l’Ogier frémissaient comme jamais, Min, qui s’était installée en tailleur à même le sol, regardait l’Aes Sedai faire les cent pas devant la porte de sa chambre. En guise de « cent », elle devait se contenter de trois pas aller et trois pas retour, mais elle se rattrapait en y mettant toute sa vigueur – une façon de se défouler qui démentait la sérénité qu’elle affichait par ailleurs.

— Je crois que Masema devient fou, annonça Perrin.

— Avec un type pareil, comment savoir ? lança Min.

Moiraine se tourna vers le jeune homme, les lèvres pincées.

— Perrin Aybara, Masema est-il ton plus grand sujet d’inquiétude, ce matin ?

— Non. Quand Rand est-il parti ? Et pourquoi ce départ ? Quelqu’un l’a vu et sait où il a pu aller ?

Perrin mobilisa toute sa volonté pour soutenir sans faillir le regard de Moiraine. Même si elle était bien plus petite que lui, ce n’était pas facile, avec une Aes Sedai…

— Est-ce votre œuvre, Moiraine ? L’avez-vous tenu en laisse trop longtemps, l’incitant à faire n’importe quoi pour ne plus mourir d’ennui ici ?

Les oreilles de Loial s’immobilisèrent. D’une main, il fit discrètement signe à Perrin de ne pas dépasser les bornes.

L’Aes Sedai sonda le regard de l’apprenti forgeron, qui réussit par miracle à ne pas détourner les yeux.

— Je n’y suis pour rien… Il est parti pendant la nuit. Quand, comment et pourquoi, c’est exactement ce que je cherche à découvrir…

Face au pacifisme de l’Aes Sedai, Loial soupira de soulagement. Pour un Ogier, ce genre de « soupir » équivalait au bruit que produit une barre de fer chauffée au rouge puis plongée dans un bac de trempe.

— Ne jamais énerver une Aes Sedai…, souffla le bon géant – une réflexion de toute évidence réservée à sa seule intention, mais que tout le monde entendit. Mieux vaut tenter de saisir le soleil à deux mains que de taquiner l’humeur d’une Aes Sedai…

Sans se lever, Min tendit une feuille de parchemin à Perrin.

— Loial est passé voir Rand dans sa cabane, hier soir, après que nous l’eûmes ramené, et ton ami lui a demandé de quoi écrire…

Ses longs sourcils en berne, l’Ogier s’agita nerveusement sur le lit de camp.

— Je ne savais pas ce qu’il préméditait…

— Tout le monde en a conscience, Loial, dit Min. Et nous ne t’accusons de rien.

Moiraine jeta un regard noir à la feuille de parchemin, mais elle ne tenta pas d’empêcher Perrin de le lire. En un sens, c’était Rand qui menait le jeu.

« J’agis ainsi parce qu’il n’y a pas d’autres solutions… Il me traque de nouveau, et cette fois, l’un de nous doit mourir. Mais pourquoi ceux qui m’entourent devraient-ils périr aussi ? Trop de gens ont déjà perdu la vie pour moi. Je n’ai aucune envie de quitter ce monde, et si c’est possible, je m’en abstiendrai. Les rêves sont peuplés de mensonges et la mort y rôde, mais ils contiennent aussi une part de vérité. »

C’était tout, et il n’y avait aucune signature. Perrin ne se demanda pas une seconde qui était le « il » dont parlait son ami. Pour lui comme pour chacun d’eux, il ne pouvait s’agir que de Ba’alzamon.

— Il a glissé ce message sous la porte, ici, dit Min d’une voix étranglée. Il a pris sa flûte, de vieux vêtements que les soldats avaient mis à sécher, et il est parti à cheval. Aucune sentinelle ne l’a vu. Après l’attaque, nos hommes auraient pourtant repéré une souris à dix lieues à la ronde.

— Et s’ils l’avaient vu, qu’est-ce que ça aurait changé ? demanda Moiraine. Qui aurait osé intercepter le Seigneur Dragon, voire lui poser des questions ? La plupart de ces guerriers – et Masema le beau premier – se trancheraient la gorge s’il le leur demandait.

Ce fut au tour de Perrin de dévisager l’Aes Sedai.

— Et ça vous étonne ? Par la Lumière ! ils lui ont juré fidélité ! Moiraine, sans vous, Rand n’aurait jamais clamé qu’il était le Dragon. Et maintenant, vous critiquez ces hommes parce qu’ils le vénèrent ?