» Ces prédictions énigmatiques ont la même importance, au sein du Cycle, que les allusions à Callandor. Et il y en a d’autres. Quelles « plaies de la folie et coupures de l’espoir » Rand est-il censé guérir ? Quelles chaînes brisera-t-il et qui entraveront-elles ? Certaines prophéties sont si obscures qu’il les a peut-être déjà réalisées sans que personne s’en aperçoive, y compris moi. Callandor, mon garçon, n’est qu’une étape le long d’un interminable chemin.
Perrin n’était pas en mesure de contredire l’Aes Sedai. Des prophéties, il ne connaissait que des bribes, et il n’avait guère envie d’en savoir plus, surtout depuis que Rand s’était laissé refiler le maudit étendard par Moiraine.
Non, ça remontait à plus longtemps. À l’époque, pour être précis, où un voyage à travers une Pierre-Portail l’avait convaincu que sa vie était liée à celle de Rand.
— Loial, fils d’Arent fils d’Halan, si tu crois que Rand peut se contenter de tendre la main, tu es un imbécile – et lui aussi, s’il imagine la même chose. Même s’il ne se fait pas tuer avant d’arriver à Tear, il risque de ne jamais entrer dans la forteresse. Là-bas, les gens n’aiment pas le Pouvoir de l’Unique et ils n’auront aucune sympathie pour un jeune homme convaincu d’être le Dragon. Chez eux, canaliser le Pouvoir est interdit et les Aes Sedai sont tolérées, dans le meilleur des cas, tant qu’elles ne cherchent pas à puiser dans la Source Authentique. Déclamer les Prophéties du Dragon, ou simplement posséder un exemplaire du Cycle, suffit pour finir au fond d’une cellule humide. Pour pénétrer dans la forteresse, il faut la permission des Hauts Seigneurs – les seuls habitants du royaume autorisés à entrer dans le Cœur de la Pierre. Rand n’est pas prêt à surmonter cette épreuve. Absolument pas prêt…
Perrin ne put s’empêcher de ricaner. La Pierre ne tomberait pas tant que le Dragon ne manierait pas Callandor.
Comment est-il censé s’emparer de l’épée avant la chute de cette maudite forteresse ? C’est de la folie furieuse !
— Que fichons-nous encore ici ? explosa Min. Si Rand est en route pour Tear, nous devons le suivre ! Il risque la mort, ou un sort encore pire… Oui, que fichons-nous encore ici ?
Moiraine posa une main sur la tête de Min.
— Avant d’agir, je dois être sûre, dit-elle, consolante. Être choisi par la Roue pour connaître la grandeur – ou au moins la côtoyer – n’est jamais facile. Les « élus » doivent prendre les choses comme elles viennent.
— Je suis fatiguée de me contenter de ça…, soupira Min. (Elle se passa une main sur les yeux, peut-être pour essuyer des larmes.) Pendant que nous parlons, Rand peut être à l’agonie…
Avec dans le regard quelque chose qui ressemblait à de la compassion, Moiraine caressa la tête de Min.
Perrin s’assit sur le lit, le plus loin possible de Loial pour équilibrer le poids. Dans une si petite pièce, l’odeur de l’angoisse des humains le prenait à la gorge. Loial s’inquiétait aussi, mais il se dégageait également de lui la senteur des forêts et des vieux livres. Dans cet espace exigu, avec la puanteur des lampes, on avait vite l’impression d’étouffer.
— Pourquoi mon rêve nous indiquerait-il où est allé Rand ? demanda Perrin. C’était mon songe, pas le sien…
— Ceux qui canalisent le Pouvoir, hommes comme femmes, ont parfois un esprit assez fort pour imposer leurs rêves aux autres. (En parlant, l’Aes Sedai continua à consoler Min.) Surtout à des sujets très… réceptifs. Je doute que Rand l’ait fait exprès, mais les songes des Aes Sedai peuvent être d’une puissance incroyable. Pour quelqu’un d’aussi « fort » que Rand, la contagion risque de s’étendre à un village entier, voire à une petite ville. Le pauvre sait à peine ce qu’il fait, et il est incapable de contrôler son don.
— Dans ce cas, demanda Perrin, pourquoi n’avez-vous pas partagé son rêve ? Et Lan ?
Uno regarda droit devant lui, regrettant visiblement de ne pas être ailleurs, et les oreilles de Loial s’agitèrent. Trop fatigué et trop affamé pour se soucier du respect dû à une Aes Sedai, Perrin se fichait des conséquences. D’autant plus qu’il était fou de rage, constata-t-il non sans surprise.
— Oui, pourquoi ?
Moiraine ne perdit pas son calme.
— Les Aes Sedai apprennent à protéger leurs rêves. Quand je m’endors, je le fais sans y penser. Le lien permet aux Champions de bénéficier d’une protection du même type. Si les Ténèbres pouvaient leur voler leurs rêves, comment pourraient-ils s’acquitter de leur mission ? Sans défenses spéciales, les dormeurs sont vulnérables. Car la nuit est l’éternelle complice du mal.
— Avec vous, il y a toujours du neuf, grogna Perrin. Pourriez-vous nous prévenir, une seule fois dans toute cette histoire, au lieu de fournir des explications après coup ?
Désormais, Uno semblait concentré sur une seule activité : trouver un bon prétexte pour ficher le camp.
Moiraine écrasa Perrin de tout son mépris.
— Tu voudrais que je partage une vie de savoir avec toi en un après-midi ? Même une année entière serait dérisoirement peu… Mais écoute-moi bien, Perrin Aybara : méfie-toi des rêves. Oui, méfie-toi des rêves.
— C’est ce que je fais…, marmonna l’apprenti forgeron tout en détournant les yeux.
Un lourd silence s’ensuivit, personne n’osant ou ne voulant le briser. Les yeux rivés sur ses chevilles croisées, Min paraissait cependant rassurée par la présence de Moiraine. Adossé à une cloison, Uno regardait dans le vide. Oubliant la gravité du moment, Loial sortit un livre de sa poche et plissa les yeux pour le déchiffrer dans la pénombre. L’attente se prolongea, mettant à rude épreuve les nerfs de Perrin.
Dans mes rêves, ce ne sont pas les Ténèbres qui me terrorisent, mais les loups. Je refuse de les laisser entrer dans ma tête !
Dès que Lan fut revenu, Moiraine cessa de s’occuper de Min et se redressa de toute sa hauteur.
— Ces quatre dernières nuits, annonça le Champion, la moitié des hommes ont rêvé à une épée. Certains se souviennent de la salle aux grandes colonnes, et cinq ont même précisé que l’épée était en cristal ou en verre. Masema affirme avoir vu Rand la tenir, dans son rêve de la dernière nuit.
— Voilà qui ne m’étonne pas de ce soldat… (Semblant soudain déborder de vitalité, l’Aes Sedai se frotta énergiquement les mains.) Maintenant, j’ai des certitudes ! Cela dit, j’aimerais savoir comment il a réussi à nous fausser compagnie sans être vu. S’il a redécouvert des aptitudes remontant à l’Âge des Légendes…
Lan regarda Uno, qui blêmit de confusion.
— J’ai oublié, avec ces fichues conversations sur ces maudits…
Il se racla la gorge, regarda Moiraine, vit qu’elle ne se formalisait pas, et continua :
— Eh bien… Hum… J’ai suivi les traces du Seigneur Dragon. La vallée encastrée a une sortie, désormais… Une conséquence du tremblement de terre. J’ai trouvé des empreintes de sabots. Un chemin pénible pour un cheval, mais négociable. À partir de cette issue, il est facile de contourner la montagne.
— Bonne nouvelle, dit Moiraine. Au moins, Rand n’est pas capable de voler, de se rendre invisible ou de faire je ne sais quel miracle oublié depuis l’Âge des Légendes. Nous devons le suivre, et vite ! Uno, je vais te donner assez d’or pour que les hommes et toi puissiez survivre jusqu’à Jehannah. Je t’indiquerai aussi le nom de quelqu’un qui vous en remettra plus, là-bas. Au Ghealdan, on se méfie des étrangers, mais si vous vous tenez tranquilles, on ne viendra pas vous ennuyer. Attendez en ville jusqu’à ce que je vous envoie un message.
— Nous voulons venir ! protesta le sergent. Enfin, nous avons juré de suivre le Dragon Réincarné ! Je ne vois pas comment nous pourrons prendre une forteresse qui n’est jamais tombée, mais avec l’aide du Seigneur Dragon, rien n’est impossible.