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Moiraine avait attaché derrière sa selle une sorte de ballot. Il s’agissait de l’étendard du Dragon, enveloppé dans une couverture. Perrin n’appréciait pas de voyager avec cet artefact douteux, mais l’Aes Sedai ne lui demandait jamais son avis sur rien – et s’il le donnait de force, elle n’en tenait pas compte. Bien sûr, la nature de l’objet ne sautait pas aux yeux. Malgré tout, l’apprenti forgeron espérait que Moiraine garderait aussi bien ce secret, en chemin, qu’elle protégeait les cachotteries dont elle l’accablait sans cesse.

Au début, le voyage se révéla ennuyeux comme la pluie. Toutes les montagnes au sommet auréolé de brume se ressemblaient, et les passes se succédaient avec une désespérante monotonie. Au dîner, le plat de résistance était en général un lapin abattu par la fronde de Perrin. Dans une région si rocheuse, utiliser des flèches pour la chasse n’était pas très astucieux, car les pointes finissaient souvent brisées. Et c’était d’autant moins malin lorsqu’on disposait d’une réserve limitée de projectiles.

Certains soirs, lorsque la petite colonne s’arrêtait près d’un cours d’eau – assez tôt pour qu’on y voie encore assez –, Perrin et Loial pêchaient quelques truites. À plat ventre au bord de l’eau, les bras immergés, ils délogeaient les poissons de sous les rochers où ils se cachaient. Malgré ses gros doigts, l’Ogier se révéla encore plus adroit à ce jeu que son compagnon.

Le troisième soir, Moiraine se joignit à eux. Après avoir déboutonné ses manches, elle les releva et demanda aux deux amis comment elle devait s’y prendre. Ébahi, Perrin regarda Loial avec des yeux ronds comme des billes. Fidèle à son fatalisme atavique, l’Ogier haussa vaguement les épaules.

— Ce n’est pas très difficile, expliqua l’apprenti forgeron. Il faut glisser une main sous le poisson, comme si vous vouliez lui chatouiller le ventre. Puis vous la refermez sur lui, et vous le sortez de l’eau. Bien entendu, il faut un peu d’entraînement. Les premières fois, vous ferez probablement chou blanc…

— J’ai essayé des dizaines de fois avant de réussir, avoua Loial.

Très lentement, pour que son ombre n’effraie pas les truites, il glissa les mains dans l’eau.

— C’est vraiment si difficile que ça ? demanda Moiraine.

Elle imita Loial, et, dix secondes plus tard, ressortit les mains de l’eau avec une truite bien grasse qu’elle jeta sur la rive en souriant.

Perrin regarda la prise de l’Aes Sedai. Un sacré morceau qui devait bien peser dans les cinq livres.

— Vous avez eu de la chance, dit-il. Les truites de cette taille se cachent rarement sous des pierres si petites. Nous devrions nous déplacer un peu… Il fera nuit avant qu’un autre poisson vienne se réfugier ici.

— Sans blague ? fit Moiraine. Allez-y tous les deux. Moi, je vais rester ici.

Perrin hésita un moment, puis il alla s’allonger plus loin, sur une autre saillie rocheuse. L’Aes Sedai mijotait quelque chose, il en aurait mis sa tête à couper. Mal à l’aise, il se concentra sur la pêche. Une demi-douzaine de truites flottaient paresseusement dans l’onde, bougeant à peine les nageoires pour rester en position stationnaire. Ensemble, ces spécimens ne devaient pas peser autant que la prise de Moiraine. Avec un peu de chance, Loial et lui auraient encore le temps d’attraper deux truites avant qu’il fasse nuit. Un assez bon résultat, n’était que l’Ogier, avec son appétit d’ogre, n’aurait pas assez de tout ça pour se rassasier.

Avant que le jeune homme ait pu glisser les mains dans l’eau, Moiraine poussa un cri triomphal.

— Et voilà ! Trois poissons devraient suffire, je pense… Surtout que les deux derniers sont plus gros que le premier…

— C’est impossible ! s’écria Perrin en regardant l’Ogier.

Loial se releva, faisant fuir le menu fretin qui n’intéressait plus personne.

— C’est une Aes Sedai, dit-il simplement.

Lorsque les deux amis rejoignirent Moiraine, qui refermait déjà les boutons nacrés de ses manches, trois énormes poissons gisaient sur la rive.

Perrin voulut rappeler la règle : la personne qui attrapait des poissons était censée les vider. Mais son regard croisa celui de l’Aes Sedai. Et bien qu’elle fût impassible, le jeune homme devina qu’elle savait ce qu’il allait dire et s’apprêtait à lui opposer une nonchalante fin de non-recevoir. Quand elle se détourna, l’occasion définitivement passée, le jeune forgeron de Champ d’Emond se résigna à dégainer son couteau pour préparer les truites.

— D’un seul coup, elle semble avoir oublié que nous devions partager les corvées… Je suppose qu’elle nous laissera faire la cuisine, puis nettoyer après le repas…

— C’est couru d’avance, dit Loial en éventrant une truite. C’est une Aes Sedai…

— Il me semble avoir entendu ça quelque part… Les soldats étaient toujours prêts à se décarcasser pour elle, mais nous ne sommes plus que quatre. Il faudrait organiser une rotation… C’est une affaire de justice.

Loial eut un ricanement sonore.

— Je doute qu’elle partage ton point de vue… Jusque-là, elle a dû supporter les plaintes incessantes de Rand, et voilà que tu voudrais prendre le relais ? Par principe, les Aes Sedai ne se laissent pas casser les pieds. À mon avis, elle a l’intention de nous réapprendre à lui obéir avant que nous ayons atteint notre premier village.

— Une leçon qui vous fera du bien, dit Lan en déboulant derrière les deux amis.

Dans la pénombre, il semblait avoir jailli de nulle part. Perrin faillit s’en étaler de surprise et les oreilles de Loial s’en raidirent de stupéfaction. Ni l’un ni l’autre n’avait entendu le Champion approcher.

— Parce que vous n’auriez jamais dû désapprendre à lui obéir, ajouta Lan avant d’aller rejoindre son Aes Sedai, près des chevaux.

Même sur ce sol rocheux, il ne faisait presque pas de bruit en marchant. Et dès qu’il se fut un peu éloigné, sa cape-caméléon entra en action, ne laissant plus voir que sa tête, qui paraissait flotter dans l’air toute seule.

— Pour retrouver Rand, dit Perrin, nous avons besoin de Moiraine. Mais je ne la laisserai plus régenter ma vie.

Agacé, il se concentra sur les entrailles de sa truite.

Bien qu’il n’eût pas parlé à la légère, la situation n’évolua pas comme il l’entendait. Les jours suivants, sans qu’il sache vraiment pourquoi, Loial et lui se chargèrent de toutes les corvées. Pis encore, l’apprenti forgeron s’avisa qu’il se chargeait tous les soirs de desseller Aldieb, de la bouchonner et de la nourrir. Pendant ce temps, plongée dans ses pensées, sa cavalière se reposait près du feu de camp.

Pour Loial, les choses devaient être ainsi, et il n’y avait rien à faire. Perrin tenta de résister, mais il découvrit vite qu’il était difficile de se cabrer face à des suggestions somme toute raisonnables. Le piège, car il y en avait un, consistait en une succession de suggestions qui, mises bout à bout, n’avaient plus rien de normal. Mais comment se battre face à une présence si écrasante ? Comment parler quand un seul regard noir suffisait à vous nouer la gorge ? D’un froncement de sourcil, Moiraine pouvait exprimer toute l’indignation du monde face à ce qu’elle tenait pour de la muflerie. En écarquillant les yeux, elle montrait à quel point il était malpoli de ne pas acquiescer à de si minuscules requêtes. Enfin, d’un seul regard, elle était capable de rappeler au jeune homme tout ce qu’était une Aes Sedai…

Face à cet arsenal, Perrin n’avait pas de quoi riposter. Et chaque fois qu’il perdait un pouce de terrain, il n’y avait plus moyen de le reconquérir. Quand il accusa Moiraine d’utiliser le Pouvoir de l’Unique pour le subjuguer – une fable en laquelle il ne croyait pas lui-même – l’Aes Sedai lui conseilla assez sèchement de ne pas se comporter comme un crétin congénital. Soumis à ce régime, Perrin ne tarda pas à se comparer à une pièce de fer tentant d’empêcher un forgeron armé de sa masse de la transformer en un tranchant de faux.