— Un Trolloc, mon bon… hum… maître ? Je n’ai plus l’âge de croire en ces contes pour enfant… Mais qu’avez-vous dit ? Un Ogier ? N’est-ce pas aussi un conte pour… ? Non, je veux dire, que… Eh bien…
Exaspéré, Simion se tourna vers les écuries.
— Nico ! Patrim ! Des voyageurs ! Venez chercher leurs chevaux.
Quelques instants plus tard, deux garçons sortirent du bâtiment. De la paille dans les cheveux, bâillant et se frottant les yeux, ils vinrent en titubant prendre en charge les montures des nouveaux arrivants.
Avec une révérence, Simion invita les quatre clients à gravir l’escalier.
Ses sacoches de selle et sa couverture sur une épaule, son arc sur l’autre, Perrin emboîta le pas à Moiraine et à Lan, eux-mêmes précédés par l’étrange homme de peine. Pour entrer, Loial dut baisser la tête, et à l’intérieur, moins d’un pied séparait le plafond du haut de son crâne. Marmonnant dans sa barbe, il s’étonnait que si peu d’humains se souviennent encore des Ogiers. Pourtant juste devant lui, Perrin comprenait moins d’un mot sur deux de ses lamentations.
La salle commune empestait la bière, le vin, le fromage… et l’épuisement. Une odeur de mouton rôti montait du fond de la pièce, filtrant sans doute de la cuisine. Aux tables, les rares clients, vacillant devant leur chope, semblaient à un souffle de s’étendre à même les bancs pour piquer un petit roupillon. Dans un coin, une serveuse plutôt replète était en train de tirer de la bière d’un grand tonneau. Vêtu d’un tablier blanc, l’aubergiste somnolait sur un tabouret, l’épaule appuyée contre un mur. Entendant des bruits de pas, il leva la tête, le regard glauque… et resta bouche bée lorsqu’il vit Loial.
— Des clients, maître Harod ! annonça Simion. Ils veulent des chambres. C’est un Ogier, maître Harod. Inutile de vous affoler.
La serveuse se retourna, poussa un petit cri et lâcha la chope qu’elle venait de remplir. Pratiquement endormis, les clients ne sursautèrent même pas quand la chope se cassa sur le sol.
Les oreilles de Loial s’agitèrent, attestant de son indignation.
Les yeux rivés sur le géant, maître Harod se leva tout en lissant son tablier.
— Au moins, ce n’est pas un Fils de la Lumière…, marmonna-t-il. (Il sursauta, surpris d’avoir parlé à voix haute.) Cela précisé, je vous souhaite la bienvenue, ma bonne maîtresse et mes bons maîtres. Désolé pour mes mauvaises manières, mais avec la fatigue, comprenez-vous…
Ses yeux se posant de nouveau sur Loial, il s’exclama :
— Un Ogier ? Vraiment ?
Loial ouvrit la bouche mais Moiraine fut plus rapide que lui.
— Comme l’a dit ton employé, mon brave, je veux des chambres pour une nuit et un repas digne de ce nom.
— Bien entendu, ma bonne maîtresse ! Simion, montre nos meilleures chambres à cette noble compagnie. Dès que vous y aurez déposé vos bagages, ma dame et messires, un bon repas vous attendra ici. Un délicieux repas, devrais-je même dire.
— Si vous voulez bien me suivre, dit Simion.
S’inclinant encore, il guida les nouveaux clients jusqu’à un escalier, sur un flanc de la salle commune.
À une table, un des buveurs assoupis s’écria soudain :
— Par la Lumière ! qu’est-ce que je viens de voir ?
Comme s’il en croisait tous les jours, maître Harod se lança dans de savantes explications au sujet des Ogiers. Les trois quarts de ce qu’entendit Perrin le fit grimacer de dédain. Une montagne d’âneries ! N’étant pas sourd, loin de là, Loial en frémit d’indignation de la pointe des oreilles jusqu’au bout des pieds.
Au deuxième étage, le pauvre dut se baisser pour ne pas se cogner la tête au plafond. Seulement éclairé par la chiche lumière du crépuscule qui filtrait d’une fenêtre, le couloir obscur n’avait rien d’engageant.
— Il y a des bougies dans les chambres, bonne maîtresse, précisa Simion. J’aurais dû emporter une lampe, mais avec tous ces mariages, je n’ai plus ma tête à moi. Si ça vous tente, j’enverrai quelqu’un allumer les cheminées. Il vous faudra de l’eau chaude, je suppose… (Il ouvrit une porte.) Notre meilleure chambre, bonne maîtresse… Nous n’en avons pas beaucoup, faute de clients, mais c’est le joyau de l’auberge.
— Je prendrai celle d’à côté, annonça Lan.
Il portait sur une épaule ses sacoches de selle et celles de Moiraine. Sur l’autre, il avait chargé leurs couvertures à tous les deux et l’étendard du Dragon.
— Mon bon maître, celle-là n’est vraiment pas terrible…, dit Simion. Petite, avec un lit étroit… Selon moi, elle est prévue pour un serviteur, même si nous n’avons jamais eu un client accompagné de son larbin. Si j’ose dire, ma bonne maîtresse…
— Je prends quand même la chambre, insista le Champion.
— Simion, demanda Moiraine, maître Harod déteste-t-il les Capes Blanches ?
— On peut dire que oui, bonne maîtresse. C’est récent, mais très violent. Si près de la frontière avec l’Amadicia, ce n’est pas très politique, mais… Vous savez, les Fils viennent sans cesse à Jarra, comme s’il n’y avait pas de frontière du tout. Mais hier, il y a eu des problèmes. De gros problèmes, surtout avec tous ces mariages en cours…
— Que s’est-il passé, Simion ? demanda Moiraine.
Avant de répondre, l’homme regarda l’Aes Sedai avec une intensité que Perrin, dans la pénombre, fut probablement le seul à remarquer.
— Avant-hier, vingt Fils de la Lumière sont arrivés… Tout s’est bien passé, mais hier, en revanche… Trois d’entre eux, dès le matin, ont crié à tue-tête qu’ils n’étaient plus des Capes Blanches. Après s’être effectivement défaits de leur cape, ils sont partis au grand galop.
— Le serment des Fils de la Lumière les engage pour la vie, dit Lan. Qu’a fait leur chef ?
— Oh ! il n’aurait pas laissé passer ça, c’est sûr, mon bon maître, s’il avait encore été ici. Mais d’après un de ses hommes, il venait de filer pour se lancer à la recherche du Cor de Valère. Un autre Fils s’en est allé peu après – pour aller traquer le Dragon dans la plaine d’Almoth, à l’en croire. Ensuite, certains types qui n’avaient pas déserté se sont mis à lancer des obscénités aux femmes, dans les rues, et à tenter de les peloter. Leurs camarades les ont injuriés, nos pauvres femmes criaient et… Eh bien, je n’ai jamais entendu un vacarme pareil.
— Et aucun villageois n’est intervenu ? demanda Perrin.
— Mon bon maître, vous portez une hache et vous donnez l’impression de savoir l’utiliser… Mais quand on sait uniquement manier le balai et la binette, affronter des hommes en cuirasse armés d’une épée est plus facile à dire qu’à faire.
» Les Capes Blanches qui n’avaient pas filé ont fini par calmer leurs camarades. Mais on n’est pas passé loin d’une bataille rangée… Et nous n’avions encore rien vu ! Deux autres Fils sont devenus fous, en supposant qu’ils ne le soient pas tous à la naissance… Ces idiots criaient partout que Jarra était un nid de Suppôts des Ténèbres. Ils ont essayé de brûler le village. Pour se faire la main, ils ont commencé par l’auberge. Il y a des marques noires sur les murs, là où ils ont allumé leur feu. Et quand les autres Fils ont voulu les arrêter, ils se sont défendus comme des lions. Nous avons donné un coup de main aux Capes Blanches encore sains d’esprit – plus ou moins, en tout cas… – et les deux dingues sont repartis pour l’Amadicia, saucissonnés sur leur monture. Les autres les ont escortés, et j’espère bien ne plus jamais les revoir, tous autant qu’ils sont.
— Même pour des Capes Blanches, dit Lan, c’étaient de sacrés débordements…
Simion acquiesça avec ferveur.
— Vous pouvez le dire, mon bon maître ! Les Fils ne s’étaient jamais comportés ainsi. Ils paradent dans les rues, c’est vrai, et ils ont tendance à regarder les gens comme s’ils étaient de la fiente. Sans parler de cette manie de fourrer leur nez dans ce qui ne les regarde pas. Mais nous n’avions jamais eu des problèmes de cette gravité.