Les jambes se dérobant, Perrin dut s’appuyer au mur.
Lumière, aide-moi !
Moiraine posa une main sur le cadenas.
— C’est maître Harod qui a la clé, ma bonne maîtresse. J’ignore s’il voudra…
L’Aes Sedai tira, et le cadenas s’ouvrit docilement. Tandis qu’elle le dégageait de son logement, Simion se tourna vers Perrin :
— Bon maître, n’est-ce pas risqué ? C’est mon frère, mais il a mordu Mère Roon quand elle a tenté de l’aider. Il a aussi tué une vache… avec ses dents.
— Moiraine, cet homme est dangereux.
— Comme ils le sont tous… Allons, taisez-vous.
L’Aes Sedai ouvrit la porte et entra dans le cachot.
Noam montra les dents et grogna si fort que son corps entier en trembla. Ignorant la menace, Moiraine avança et l’accula dans un coin de l’étroit réduit. Puis elle s’agenouilla, et, très lentement, prit entre ses mains la tête du pauvre homme.
Perrin voulut intervenir, mais le grognement de Noam se transforma en un étrange gémissement qui cessa très vite.
Après un moment, l’Aes Sedai lâcha la tête du prisonnier et se releva. Quand elle tourna le dos à Noam, s’éloignant lentement, Perrin eut la gorge serrée d’angoisse, mais rien ne se produisit.
Sous le regard de Noam, l’Aes Sedai remit le cadenas en place sans prendre la peine de le verrouiller. Comme si c’était un signal, l’homme-loup se jeta sur la porte, secoua les barreaux de bois et les mordit tout en hurlant à la mort.
Très calme, Moiraine épousseta le devant de sa robe.
— Vous avez pris de gros risques…, dit Perrin.
Moiraine se contenta de le regarder jusqu’à ce qu’il baisse piteusement ses yeux jaunes.
— Vous pouvez l’aider ? demanda Simion, le regard rivé sur son frère.
— Je suis navrée, mon ami…
— Vous ne pouvez vraiment rien faire ? Pas même un de ces miracles de… eh bien… d’Aes Sedai ?
— Le processus de guérison est très complexe, Simion, et il dépend autant du malade que du thérapeute. En lui, plus rien ne se souvient qu’il était naguère un homme appelé Noam. Il ne reste dans son cerveau aucune carte pour lui indiquer le chemin du retour, et nulle volonté pour s’engager sur cette voie, même s’il la trouvait. Noam n’existe plus, mon ami.
— Il disait des trucs bizarres quand il avait bu, c’est tout… Il… (Simion se passa une main devant les yeux et battit des paupières.) Merci, bonne maîtresse, je sais que vous seriez intervenue, si c’était encore possible.
Moiraine posa une main sur l’épaule de Simion, lui murmura quelques mots de réconfort et sortit de l’appentis.
Perrin aurait dû la suivre, mais l’homme – ou plutôt, la créature – qui s’accrochait à la porte semblait l’appeler. À sa grande surprise, il avança et retira le cadenas de son logement. La pièce de ferronnerie était d’une excellente qualité : l’œuvre d’un grand forgeron.
— Mon bon maître ?
Perrin regarda le cadenas, dans sa main, puis l’homme encore prisonnier dans la cage. Noam avait cessé de mordre les planches. Une partie des dents cassées, il regardait l’apprenti forgeron, haletant comme un louveteau effrayé.
— Tu ne peux pas le laisser là-dedans à tout jamais, dit Perrin à Simion. Hélas, il ne se rétablira plus, et…
— Mon bon maître, s’il sort d’ici, il mourra !
— Il mourra aussi si tu le gardes en captivité, mon ami… Dehors, il sera libre et heureux – dans la mesure où il peut encore l’être. Ce n’est plus vraiment ton frère, mais toi seul peux décider. Tu peux le laisser moisir ici, devenant un objet de curiosité pour les gens, jusqu’à ce qu’il crève de chagrin et de solitude. Un loup en cage ne s’habitue jamais à son sort, Simion. Et il ne survit pas très longtemps.
— Oui, je comprends… Je comprends…
Après une brève hésitation, Simion tourna la tête vers la porte de l’appentis. Perrin n’ayant pas besoin d’une plus longue réponse, il ouvrit la porte du cachot et s’écarta.
Noam ne bougea d’abord pas, regardant l’ouverture comme s’il ne parvenait pas à en croire ses yeux. Puis il sortit de sa cage – à quatre pattes, mais avec une surprenante agilité –, jaillit hors de l’appentis et disparut dans la nuit.
Veuille la Lumière nous aider tous les deux, pensa Perrin.
— Je suppose qu’il sera plus heureux comme ça, soupira Simion. Mais je me demande ce que dira maître Harod lorsqu’il trouvera le cachot vide.
Perrin referma la porte et remit en place le cadenas.
— Laissons-le se poser des questions…
Simion eut un bref éclat de rire.
— Il imaginera bien quelque chose… Les gens ne sont jamais à court d’absurdités. Quand il a mordu Mère Roon, certains villageois ont juré que Noam s’était métamorphosé en loup, avec la fourrure et tout le reste. C’était faux, mais ils croient à leurs propres fadaises.
Tremblant, Perrin s’appuya à la porte du cachot.
Il n’a pas de fourrure, mais c’est bel et bien un loup, pas un homme. Lumière, aide-moi !
— Il n’a pas toujours été ici, dit soudain Simion. Avant, il vivait chez Mère Roon. Mais à l’arrivée des Capes Blanches, nous avons convaincu maître Harod de le cacher ici. Les Fils ont une liste de gens qu’ils recherchent – des Suppôts des Ténèbres, disent-ils. Les yeux de Noam le mettaient en danger… Sur la liste figurait un certain Perrin Aybara, un forgeron aux yeux jaunes qui chassait avec les loups, selon leurs rapports. Vous comprenez pourquoi je ne voulais pas qu’ils voient Noam ?
Perrin tourna la tête juste assez pour regarder Simion par-dessus son épaule.
— Tu penses aussi que Perrin Aybara est un Suppôt ?
— Un Suppôt se serait fichu que mon frère crève dans une cage. J’imagine que la bonne maîtresse vous a trouvé quand il était encore temps d’agir. Dommage qu’elle ne soit pas venue à Jarra un mois plus tôt.
Perrin se souvint d’avoir comparé Simion à un crapaud, et il en rougit de honte.
— Je regrette qu’elle n’ait rien pu faire…
Que la Lumière me brûle ! je le regrette doublement !
Soudain, il lui vint à l’esprit que tous les villageois savaient, pour les yeux de Noam.
— Simion, tu voudras bien m’apporter le dîner dans ma chambre ?
Jusque-là, maître Harod et les autres s’étaient trop intéressés à Loial pour remarquer les yeux de son compagnon. Mais s’il venait dîner dans la salle commune…
— Bien sûr. Et je ferai de même pour le petit déjeuner. Demain, il vous suffira de descendre et de sauter en selle.
— Tu es un brave homme, Simion… Un très brave homme.
Voyant le frère de Noam rayonner sous le compliment, Perrin crut mourir de honte…
9
Rêves de loup
Perrin retourna dans sa chambre par l’escalier de service. Un peu plus tard, Simion lui apporta un plateau recouvert d’un torchon qui ne parvenait pas à occulter l’odeur du mouton rôti, des haricots rouges, des navets et du pain tout juste sorti du four. Étendu sur son lit, l’apprenti forgeron ne broncha pas, contemplant le plafond sans se soucier que son repas refroidisse. Des images de Noam tournaient en boucle dans sa tête. Noam mordant les planches de sa prison. Noam stupéfait d’être libre, puis bondissant dehors pour se perdre dans la nuit. Pour se changer les idées, il tenta de penser au cadenas – pour fabriquer une pièce pareille, la trempe puis le façonnage devaient être sans faille – mais son stratagème ne fonctionna pas.
Ignorant le plateau, il se leva, sortit et remonta le couloir jusqu’à la chambre de Moiraine. Quand il eut gratté à la porte, l’Aes Sedai lui lança :
— Entre donc, Perrin !