Un instant, toutes les histoires terrifiantes au sujet des « sorcières » de Tar Valon revinrent à la mémoire du jeune homme. Mais il les repoussa et ouvrit la porte.
Moiraine était seule, une chance pour lui. Assise sur le grand lit, un encrier en équilibre sur les genoux, elle écrivait dans un petit carnet relié de cuir. Sans relever les yeux, elle reboucha l’encrier et essuya le bout de sa plume sur un petit morceau de parchemin.
Des flammes crépitaient dans la cheminée, réchauffant l’atmosphère.
— Je t’attendais depuis un moment, Perrin… Je n’avais jamais abordé ce sujet, parce qu’il semblait évident que tu ne voulais pas que je le fasse. Mais après ce qui s’est passé ce soir… Que désires-tu savoir ?
— C’est le sort qui m’attend ? Finir comme Noam ?
— Peut-être, oui…
Perrin attendit la suite, mais Moiraine rangea la plume et l’encrier dans un coffret en bois de rose, puis elle entreprit de souffler sur le carnet afin de sécher l’encre.
— C’est tout ? Peut-être ? Moiraine, je ne veux pas d’une réponse alambiquée d’Aes Sedai. Si vous savez quelque chose, il faut me le dire.
— Je n’ai pas grand-chose à ajouter, mon garçon… Alors que je consultais les grimoires et les rouleaux de parchemin conservés par deux amies à moi – des érudites – je suis tombée par hasard sur un fragment de livre – une copie, en fait – qui évoquait ta… situation. C’est probablement le seul texte qui en parle, et l’unique fac-similé disponible dans le monde. Et ça ne m’a rien appris d’extraordinaire.
— Ce sera toujours ça ! Moi, je ne sais rien du tout ! Que la Lumière me brûle ! je me suis inquiété pour Rand, parce qu’il risquait de devenir timbré. Je n’aurais jamais cru que mon cas était au moins aussi grave.
— Même durant l’Âge des Légendes, l’époque où fut écrit ce texte, les gens n’en savaient pas très long. Et je n’ai découvert qu’un fragment… La femme qui l’a rédigé n’était même pas certaine qu’il ne s’agisse pas d’un mythe. Selon elle, certains humains capables de parler aux loups finissaient par perdre leur humanité. J’insiste sur le « certains ». Mais est-ce un sur dix, sur cinq ou sur deux ? Elle ne le précisait pas…
— Je peux… congédier… les loups. J’ignore comment je m’y prends, mais j’arrive à refuser de les écouter. Est-ce susceptible de m’aider ?
— C’est possible… (Moiraine dévisagea Perrin et prit le temps de choisir soigneusement ses mots.) Le fragment de texte parlait surtout des rêves. Les songes peuvent être dangereux pour toi, mon garçon.
— Vous me l’avez déjà dit. Qu’est-ce que ça signifie, exactement ?
— Toujours selon l’auteur, les loups vivent en partie dans ce monde et en partie dans un univers onirique.
— Un univers onirique ?
— C’est bien ce que je viens de dire, et c’était exprimé ainsi dans le texte. La façon dont les loups communiquent entre eux, et avec toi, semble liée à cet univers. Je ne prétends pas comprendre comment… (Moiraine marqua une courte pause, le front plissé de perplexité.) D’après les écrits d’Aes Sedai dotées du don de Rêver, les Rêveuses rencontrent souvent des loups dans leurs songes. Et ces animaux se comportent comme des guides. Si tu veux éviter tes « frères », tu devras te montrer aussi prudent la nuit que le jour. Mais bien sûr, tu n’es pas obligé d’opter pour cette solution.
— Pas obligé ? Moiraine, je ne finirai pas comme Noam !
L’Aes Sedai étudia un moment son interlocuteur en hochant pensivement la tête.
— Tu parles comme si ça dépendait de toi, mais tu es ta’veren, ne l’oublie pas.
Perrin alla se camper devant la fenêtre. Le dos tourné à l’Aes Sedai, il sonda la nuit.
— À cause de Rand, parce que je sais exactement ce qu’il est, je n’ai pas accordé assez d’attention aux deux autres ta’veren qui gravitaient autour de lui. Trois ta’veren nés dans le même village à quelques semaines d’intervalle ? C’est inédit dans l’histoire, je peux te l’assurer. En d’autres termes, Mat et toi avez peut-être un rôle plus important à jouer que je l’imaginais. Votre place dans la Trame pourrait être plus… centrale.
— Je ne veux jouer aucun rôle dans la Trame ! explosa Perrin. De toute façon, si j’oublie que je suis humain, je ne vois pas ce que je pourrais faire. Moiraine, êtes-vous disposée à m’aider ?
Prononcer cette phrase n’avait pas été facile.
Et si elle me dit maintenant qu’elle doit recourir au Pouvoir de l’Unique pour me sortir de là ? Oublier mon identité n’est-il pas un destin moins effrayant ?
— Aidez-moi à ne pas me perdre moi-même !
— Si je peux protéger ton intégrité, je le ferai, n’en doute pas… Mais pas au détriment du combat contre les Ténèbres. Tu dois connaître cette restriction, Perrin.
Lorsque le jeune homme se retourna, il constata que l’Aes Sedai était aussi impassible qu’à l’accoutumée.
Et si ça implique que je meure demain, ça ne vous arrêtera pas ?
Sur ce point, il n’y avait hélas pas le moindre doute…
— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
— Perrin, ne va pas trop loin… Oui, évite de dépasser les bornes, parce que…
Comprenant la menace implicite, l’apprenti forgeron hésita avant de poser sa question suivante.
— Pouvez-vous protéger mes rêves, comme vous le faites pour Lan ?
— J’ai déjà un Champion, répondit Moiraine avec l’ombre d’un sourire. Et je m’arrêterai là. Je suis de l’Ajah Bleu, pas du Vert.
— Vous savez bien ce que je veux dire ! Devenir un Champion ne m’intéresse pas !
Par la Lumière ! être lié toute ma vie à une Aes Sedai ? Autant choisir les loups, dans ce cas…
— Je n’interviendrai pas, Perrin. Cette « protection » évite les agressions extérieures. Dans ton cas, le danger est intérieur ! (Moiraine rouvrit son carnet.) Tu devrais aller dormir… Même si tu dois te méfier de tes songes, tu ne peux pas te passer de sommeil.
De retour dans sa chambre, Perrin relâcha le contrôle qu’il exerçait sur son esprit – une simple diminution de la pression, pour redonner un peu de liberté à ses sens. Aussitôt, il sut que les loups étaient là, tout autour de Jarra. Terrorisé, il ferma de nouveau une main de fer sur sa conscience.
— Il me faut une ville…, marmonna-t-il. Ça les dissuaderait d’approcher…
Dès que j’aurai trouvé Rand et achevé ce que je suis censé accomplir avec lui, je me réfugierai dans une mégalopole.
Moiraine ne pouvait rien pour la sécurité de ses rêves. Était-ce vraiment une mauvaise nouvelle ? Le Pouvoir de l’Unique ou les loups ? À sa place, qui aurait été pressé de choisir entre la peste et le choléra ?
Laissant éteinte la cheminée, Perrin ouvrit en grand les deux fenêtres de sa chambre. Un air glacé s’y engouffra, le faisant frissonner. Déterminé, il jeta sur le sol les couvertures et l’édredon, puis s’étendit tout habillé sur le lit défoncé – sans chercher à trouver une position confortable.
Si quelque chose pouvait l’empêcher de sombrer dans un sommeil profond – et donc de rêver – c’était bien ce matelas dévasté.
Sur cette dernière pensée, il s’endormit comme une masse.
Perrin avançait dans un long couloir aux murs et au plafond de pierre luisant d’humidité. Des ombres mystérieuses y dansaient, leur forme distordue n’évoquant rien de réel. Alors qu’elles commençaient et s’arrêtaient sans logique apparente, elles semblaient bien trop noires pour la lumière qui les séparait. Une lumière, s’avisa le jeune homme, dont il aurait été bien incapable de localiser la source.