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Il tremblait toujours de froid quand il bascula dans un demi-sommeil qui ne l’empêcha pas de rester conscient de son environnement. Dans cette semi-hébétude, il fit des cauchemars, mais aucun qui fût comparable à celui qu’il venait de vivre.

Recroquevillé sous le couvert des arbres, dans la nuit, Rand regardait le chien noir massif qui approchait lentement de sa cachette. La blessure que Moiraine n’avait pas pu guérir lui faisait un mal de chien, mais il la traitait par le mépris. À la chiche lumière de la lune, il distinguait assez mal le molosse, à part ses crocs qui brillaient dans l’obscurité comme des pointes d’argent acérées. D’une hauteur inhabituelle, le poitrail imposant, le maudit cabot savait très exactement où était sa proie.

Approche encore… Allez ! Qu’il n’y ait pas d’avertissement pour ton maître, cette fois. Allez ! Encore un effort.

Le chien n’était plus qu’à dix pas. Les babines retroussées, il bondit soudain, avalant la distance en un clin d’œil.

Rand sentit le Pouvoir de l’Unique se déverser en lui. Quelque chose qu’il n’identifia pas jaillit de ses mains tendues. Un éclair blanc, vit-il, aussi solide qu’une lame. Pris dans la lueur aveuglante de cette improbable lance de lumière, le chien sembla devenir translucide, puis il se volatilisa.

La lueur blanche mourut aussitôt, sauf sur la cornée de Rand, où elle resta un moment imprimée. Secoué, il s’appuya à un tronc d’arbre, le rude contact de l’écorce contre sa joue le ramenant un peu à la réalité.

Alors, il soupira de soulagement, puis rit en silence.

Cette fois, ça a fonctionné ! Que la Lumière en soit louée, j’ai réussi !

Ce n’était pas le premier molosse de la nuit, et vaincre les autres s’était parfois révélé délicat.

Comme toujours lorsque le Pouvoir était en lui, Rand eut envie de vomir à cause de la souillure du saidin. Malgré la fraîcheur nocturne, il transpirait à grosses gouttes et un goût ignoble persistait sur sa langue. Malade au point de vouloir s’étendre sur le sol et se laisser mourir, Rand aurait donné cher pour que Nynaeve lui fasse boire une de ses mystérieuses potions. Il aurait même accepté une intervention de Moiraine, si ça avait pu faire cesser son calvaire.

Mais le saidin, il le savait, était aussi une source de vie, d’énergie et de lucidité. Malgré le lourd tribut à payer au Ténébreux – le responsable de la souillure – l’existence, sans le Pouvoir, n’était qu’une mascarade. Un océan d’ennui et de vide…

Si je canalise le Pouvoir, il leur sera plus facile de me traquer, puis de me tomber dessus… Je dois atteindre Tear. Là, je trouverai la réponse à toutes mes questions. Si je suis vraiment le Dragon, tout cela finira bientôt. Si je ne le suis pas, abusé par des mensonges, la comédie s’achèvera elle aussi. Dans tous les cas, j’en aurai terminé avec le devoir…

À contrecœur, et avec une lenteur infinie, Rand coupa tout contact avec le saidin. À l’instant fatidique, renoncer à l’étreinte du Pouvoir ressemblait à s’y méprendre à une petite mort. Dans la nuit soudain sinistre, les ombres cessèrent de fluctuer à l’infini et se fondirent dans la banale obscurité ambiante.

À l’ouest, dans le lointain, un chien aboya à la mort.

Rand releva la tête et sonda la direction du couchant comme s’il avait pu voir l’animal malgré la distance.

Un molosse répondit au premier aboiement. Puis un autre encore, et deux nouveaux… Obstinés, ces prédateurs se déployaient pour acculer leur victime désignée.

— Bonne chasse ! les défia Rand. Traquez-moi si ça vous chante, mais je ne suis plus un gibier sans défense !

S’éloignant des arbres, Rand pataugea dans un cours d’eau glacé mais plutôt étroit, puis il se mit en route vers l’est d’un pas résolu. Avoir les bottes pleines d’eau n’avait rien d’agréable et sa blessure l’élançait terriblement. Restant fidèle à sa stratégie, il continua à traiter ces maux par le mépris.

Traquez-moi ! Mais je peux vous rendre la pareille, parce que je ne suis plus une proie impuissante.

10

Des secrets

Oubliant un instant ses compagnons, Egwene al’Vere se dressa sur ses étriers avec l’espoir d’apercevoir Tar Valon dans le lointain. Elle vit seulement une forme indistincte blanche et brillante sous le soleil matinal. Était-ce la mythique cité bâtie sur une île ? Eh bien, il y avait plus que des chances puisque le pic du Dragon au sommet tronqué était en vue depuis la veille. Se dressant au bord du fleuve Erinin, du côté où se trouvait Egwene, cette montagne annonçait la ville de loin. Comme elle était la seule à des lieues à la ronde, on ne pouvait pas s’y tromper, et faire un détour ne présentait aucune difficulté. Car tous les voyageurs, y compris ceux qui allaient à Tar Valon, préféraient passer le plus loin possible de l’endroit où Lews Therin Fléau de sa Lignée était mort – selon les légendes, en tout cas. Des prophéties et des augures mettant l’humanité en garde contre ce pic, même les aventuriers les plus téméraires avaient d’excellentes raisons de ne pas en approcher.

Egwene, elle, avait toutes les raisons du monde d’entrer à Tar Valon. Pour commencer, c’était le seul endroit où elle recevrait la formation dont elle avait besoin.

Ainsi, je ne me laisserai plus jamais mettre un collier autour du cou !

La jeune fille secoua la tête pour en chasser cette idée obsessionnelle. En vain.

On ne me privera plus jamais de liberté !

À Tar Valon, Anaiya recommencerait à étudier de près les rêves d’Egwene. Les Aes Sedai ne pourraient pas se dispenser de cette tâche, même si Anaiya n’avait trouvé aucune preuve que la villageoise de Champ d’Emond était une Rêveuse.

Depuis qu’elle avait quitté la plaine d’Almoth, les songes de la jeune fille étaient de plus en plus perturbants. Outre ceux qui mettaient en scène des Seanchaniens – de ceux-là, elle s’éveillait toujours ruisselante de sueur froide – il y avait les cauchemars au sujet de Rand. Le voyant courir, Egwene savait qu’il avait une destination bien précise, mais en même temps, qu’il fuyait une terrible menace.

Plissant les yeux, la jeune fille tenta de mieux voir la cité où Anaiya devait déjà l’attendre.

Galad sera peut-être là aussi…

Sentant qu’elle rougissait, Egwene bannit le trop charmant jeune homme de son esprit.

Pense au temps qu’il fait ou à tout ce que tu veux d’autre ! Par la Lumière ! mais il fait très chaud…

Au sortir de l’hiver, le sommet du pic était toujours couronné de neige. Mais au niveau du sol, la fonte des neiges ne tarderait pas à se terminer. Des pousses précoces pointaient déjà leur nez hors de la terre, au milieu de l’herbe jaunie de l’année précédente, et sur les collines, les rares arbres commençaient à bourgeonner. Après tant de semaines passées à voyager dans le froid, parfois en étant bloquée dans un camp ou une ville par une tempête de neige, la venue du printemps était une bénédiction. Les plus mauvais jours de cette interminable expédition, alors que leurs chevaux s’enfonçaient presque jusqu’au ventre dans la poudreuse, les cavaliers avaient souvent couvert des distances ridicules que la jeune fille, dans de meilleures conditions, aurait pu parcourir à pied en deux fois moins de temps.

Écartant les pans de son épaisse cape de laine, Egwene se laissa aller en arrière sur sa selle à haut troussequin. Puis elle baissa les yeux sur sa robe, eut une grimace de dégoût et entreprit de défroisser le vêtement. Après avoir fendu elle-même le bas de la robe, une modification conseillée pour les cavalières, Egwene s’y était tellement habituée qu’elle la portait de toute évidence depuis bien trop longtemps. Hélas, sa seule tenue de rechange était en aussi mauvais état, et peut-être même plus crasseuse encore. De toute façon, elle était de la même couleur que l’autre : le gris anthracite des Enchaînées. Deux semaines plus tôt, au moment du départ pour Tar Valon, Egwene n’avait pas eu la latitude de choisir la couleur de ses vêtements…