— Bela, je jure de ne plus jamais porter du gris, souffla la jeune fille à sa monture préférée.
De toute manière, on ne me demandera pas mon avis, quand je serai de retour à la Tour Blanche.
Dans le fief des Aes Sedai, toutes les novices portaient du blanc.
— Tu marmonnes encore toute seule ? lança Nynaeve en tirant sur les rênes de sa monture pour qu’elle s’adapte au rythme de Bela.
Les deux femmes étaient de la même taille. Montant une jument plus haute sur ses jambes que celle d’Egwene, l’ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond semblait plus grande que sa protégée. Pour l’heure, l’air très inquiète, elle tirait nerveusement sur sa longue natte noire. Un tic qui indiquait presque à coup sûr qu’elle ne se sentait pas très bien. Ou qu’elle s’apprêtait à se montrer têtue comme une mule – son péché mignon, il fallait bien le dire.
Une bague au serpent marquait sa récente accession au statut d’Acceptée. Une simple étape sur le chemin qui la conduirait à devenir une Aes Sedai – et une preuve qu’elle était beaucoup plus près du but que sa protégée.
— Tu devrais monter la garde avec plus d’attention…, insista Nynaeve, toujours prompte à donner des ordres ou des leçons.
Egwene s’interdit de répondre qu’elle cherchait bel et bien Tar Valon, dans le lointain.
Elle croit que je me dresse sur mes étriers parce que je n’aime pas ma selle ?
Trop souvent, Nynaeve oubliait qu’elle n’était plus la Sage-Dame de Champ d’Emond. Et plus souvent encore, elle perdait de vue qu’Egwene n’avait plus rien d’une gamine.
Mais elle porte la bague et moi pas – pour le moment. À ses yeux, rien n’a changé…
— Tu te demandes comment Moiraine se comporte avec Lan ? demanda la jeune fille.
Elle soupira d’aise en voyant Nynaeve sursauter et tirer beaucoup trop fort sur sa natte. Mais sa jubilation ne dura pas. Les remarques blessantes n’étaient pas vraiment sa tasse de thé, et elle savait que les sentiments de l’ancienne Sage-Dame au sujet du Champion étaient plus embrouillés qu’une pelote de laine après qu’un chaton eut passé des heures à jouer dans le panier d’une tricoteuse. Mais Lan n’était pas un chaton. Et Nynaeve devrait faire quelque chose à son sujet avant que sa stupide noblesse d’âme ne l’ait poussée à bout, la forçant à le tuer de ses propres mains.
Le petit groupe auquel appartenait Egwene comptait six voyageurs, tous habillés assez banalement pour ne pas se faire remarquer dans les villages et les villes qu’ils avaient traversés. Pourtant, c’était l’expédition la plus bizarre qui eût traversé depuis un bon moment les plaines du Caralain. Quatre femmes et deux hommes, l’un étant couché sur une civière portée par deux chevaux. Ces équidés servaient également de bêtes de bât – assez légèrement chargées, cependant, pour ne pas trop les ralentir. Mais avec la distance qui séparait les villages, sur l’itinéraire emprunté par la petite colonne, les voyageurs ne pouvaient pas tenir sans d’assez volumineuses réserves de nourriture et d’eau.
Six personnes, pensa Egwene, et combien de secrets ?
Chaque voyageur en gardait jalousement bien plus d’un, et il continuerait probablement à en aller ainsi à Tar Valon.
La vie était beaucoup plus simple au pays…
— Nynaeve, tu crois que Rand va bien ? Et Perrin ?
Egwene avait ajouté ce deuxième nom à la hâte. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne pouvait plus se comporter comme si elle allait épouser Rand. À quoi lui aurait-il servi de s’illusionner ? Le nouveau tournant qu’avait pris sa vie lui déplaisait, et elle avait encore du mal à l’accepter, mais nier l’évidence n’y changerait rien.
— Tu as rêvé ? Des songes sont encore venus troubler tes nuits ?
La compassion de Nynaeve semblait sincère. Mais la jeune fille n’était pas d’humeur à être consolée comme une enfant.
— Sur la seule foi des rumeurs que nous entendons, je ne saurais dire ce qui se passe… Tout ce que je connaissais y semble si déformé… si déplacé…
— Tout va de travers depuis que Moiraine a fait irruption dans nos vies, maugréa Nynaeve. Perrin et Rand…
Elle hésita, l’air révulsée. Pour elle, Egwene en aurait mis sa main à couper, l’Aes Sedai était la seule responsable de tout ce qui était advenu à Rand. Et de tout ce qu’il était devenu…
— Pour le moment, continua l’ancienne Sage-Dame, les garçons devront se débrouiller sans nous… J’ai peur qu’il y ait d’autres raisons de nous inquiéter. Quelque chose ne va pas. Quelque chose qui nous concerne, je veux dire…
— Sais-tu de quoi il s’agit ?
— C’est presque comme si une tempête menaçait…
Nynaeve sonda le ciel d’un bleu limpide où dérivaient quelques nuages blancs inoffensifs.
— C’est ça, une tempête, mais…
Comme toute Sage-Dame qui se respectait, Nynaeve savait prédire les changements climatiques. Cela s’appelait « écouter le vent », et en réalité, un grand nombre de ses collègues en étaient incapables, se contentant de faire semblant.
Depuis qu’elle avait quitté son territoire natal, le don de Nynaeve avait évolué. À présent, les « tempêtes » qu’elle pressentait étaient davantage liées aux êtres humains qu’aux intempéries.
Pensive, Egwene se mordilla la lèvre inférieure. La petite colonne ne pouvait pas se permettre d’être ralentie ou forcée à s’arrêter. Pas après un si long voyage, et en étant si près de Tar Valon. Pour commencer, la vie de Mat en dépendait. Mais il y avait d’autres raisons, plus importantes que la survie de son ami d’enfance – même si en son cœur, Egwene n’était nullement prête à accepter cette hiérarchie-là.
Elle regarda les autres, se demandant s’ils avaient capté quelque chose.
Verin Sedai, une petite femme replète vêtue de diverses nuances de marron, chevauchait en tête de la colonne. La capuche de sa cape relevée, un moyen sûr de dissimuler son visage, elle semblait perdue dans ses pensées et laissa sa monture adopter le pas qui lui chantait. Membre de l’Ajah Marron, Verin aurait normalement dû, à l’instar de ses sœurs d’obédience, consacrer sa vie à la recherche de la connaissance. Mais Egwene doutait du « détachement serein » de cette érudite-là. Par sa simple présence dans la colonne, Verin s’était engagée dans les affaires du monde, et elle ne paraissait pas avoir l’intention de faire machine arrière.
Du même âge qu’Egwene et également novice de son état, Elayne, une superbe jeune fille aux cheveux blonds tirant sur le roux et aux yeux bleus, chevauchait d’un côté de la civière où reposait Mat. Vêtue d’une robe grise, comme Nynaeve et Egwene, elle partageait leur inquiétude pour le garçon de Deux-Rivières, qui ne s’était plus levé depuis trois jours.
Sur l’autre flanc de la civière, Hurin, un homme mince aux cheveux longs, s’efforçait de regarder partout autour de lui sans que quiconque le remarque. Le front plissé, il paraissait concentré à l’extrême.
— Hurin…, souffla Egwene à Nynaeve, qui acquiesça discrètement.
Les deux femmes ralentirent afin de se laisser rattraper par la civière.
— Tu sens quelque chose, Hurin ? demanda l’ancienne Sage-Dame.
Alarmée, Elayne cessa de regarder Mat.