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Sous le regard des trois femmes, le pauvre homme se recroquevilla sur sa selle.

— Des problèmes…, dit-il en massant les côtés de son nez particulièrement long. Je crois que… oui, des problèmes…

Éclaireur au service du roi du Shienar – pour l’essentiel, sa mission consistait à traquer des voleurs –, Hurin ne portait pas le toupet des guerriers du Shienar. Une épée courte et une arme spéciale conçue pour briser les lames pendaient pourtant à sa ceinture. Officiellement, des années d’expérience lui avaient permis de développer un instinct infaillible quand il s’agissait de repérer de loin le mal et la violence. En réalité, les choses étaient plus complexes, mais il préférait que la vérité ne s’ébruite pas…

Au cours du voyage, en deux occasions, il avait conseillé à ses compagnes de quitter un village alors qu’elles s’y reposaient depuis moins d’une heure. La première fois, alors que Mat était encore alerte, tout le monde avait refusé de se priver de dormir paisiblement dans un vrai lit.

Au milieu de la nuit, l’aubergiste et deux villageois avaient tenté d’égorger les voyageurs dans leur sommeil. Ces bandits n’étaient pas des Suppôts, mais de simples voleurs intéressés par les montures et les biens personnels des étrangers. Au courant de ces pratiques, les autres villageois ne s’en offusquaient pas, comme s’ils tenaient les gens de passage pour de vulgaires vaches à lait. Après avoir sauvé leur peau de justesse, les six voyageurs avaient dû fuir le village, une meute de gens à leurs trousses, des haches et des fourches au poing.

La deuxième fois, Verin avait entonné le chant du départ une seconde après la mise en garde de Hurin.

L’étrange éclaireur restait très méfiant dès qu’il s’adressait à ses compagnons. Sauf quand il s’agissait de Mat, à l’époque où le jeune homme était encore en état de parler. Quand les femmes n’étaient pas dans les environs, ces deux-là plaisantaient et jouaient aux dés comme des gamins.

Selon Egwene, Hurin se sentait mal depuis qu’il était seul – moralement sinon physiquement – avec une Aes Sedai et trois femmes qui se destinaient à le devenir. Certains hommes préféraient de loin se battre en duel que devoir être face à une Aes Sedai.

— Quels problèmes ? demanda Egwene.

Malgré son calme et sa courtoisie, la jeune femme parlait avec le genre d’autorité qu’un homme tel que Hurin n’aurait défiée pour rien au monde.

— Je sens… (Hurin s’interrompit, cligna des yeux comme s’il était stupéfait, puis regarda tour à tour chacune des femmes.) C’est une impression… Une intuition, plutôt… Hier et aujourd’hui, j’ai repéré des traces. Un grand nombre de chevaux. Entre vingt et trente, suivant la même direction que nous. Je m’en suis étonné, voilà tout… Je n’ai qu’une intuition, mais elle ne présage rien de bon.

Des traces ? Egwene n’avait rien vu…

— Je n’ai rien trouvé d’inquiétant à ces empreintes, dit Nynaeve, qui se rengorgeait d’être aussi douée pour suivre une piste que n’importe quel homme. Ces traces remontaient à des jours. D’où tiens-tu qu’elles représentent une menace ?

— Je le pense, c’est tout…

Hurin sembla sur le point d’ajouter quelque chose, mais il baissa les yeux, se massa de nouveau le nez et changea de sujet :

— Voilà un moment que nous n’avons plus vu de village. Qui sait quelles nouvelles de Falme nous ont précédés ? Et si nous étions moins bien accueillis que prévu ? Ces cavaliers pouvaient être des brigands ou des assassins. La prudence s’impose. Si Mat était en forme, je patrouillerais une partie de la nuit, mais il vaut mieux que je ne m’éloigne pas trop de vous…

— Tu nous crois incapables de prendre soin de nous-mêmes ? demanda Nynaeve, agacée.

— Si quelqu’un vous tue avant que vous ayez pu l’utiliser, le Pouvoir de l’Unique ne vous servira pas à grand-chose… (Hurin avait baissé les yeux, comme s’il parlait au pommeau de sa selle.) Désolé, mais je crois que… Eh bien, je vais aller chevaucher avec Verin Sedai, ça me détendra…

— Pour une surprise, c’est une surprise ! dit Elayne alors que Hurin s’éloignait.

Quand il arriva au niveau de Verin, elle ne le remarqua pas, restant plongée dans ses pensées. Hurin ne sembla pas s’en offusquer, bien au contraire…

— Depuis que nous avons quitté la pointe de Toman, continua Elayne, il s’est tenu le plus loin possible de Verin Sedai. Et je l’ai toujours vu la regarder comme s’il craignait ce qu’elle risquait de dire…

— Hurin respecte les Aes Sedai, mais ça ne veut pas dire qu’il n’a pas peur d’elles…

L’ancienne Sage-Dame se corrigea de mauvaise grâce :

— Enfin, de nous…

— S’il pense que des ennuis nous guettent, il faudrait l’envoyer en éclaireur, dit Egwene. (Elle coula à ses compagnes un regard lourd de sens.) S’il y a du grabuge, nous nous défendrons plus efficacement qu’il pourrait le faire avec l’aide de cent guerriers.

— Il ne le sait pas, lâcha froidement Nynaeve, et je n’ai aucune intention de le lui dire. Ni à quiconque d’autre…

— J’imagine très bien comment réagirait Verin…, souffla Elayne, visiblement anxieuse. Et je donnerais cher pour découvrir ce qu’elle sait exactement… Egwene, je ne sais pas si ma mère pourra m’aider, si la Chaire d’Amyrlin découvre la vérité à notre sujet. Et vous deux, c’est encore plus douteux. À dire vrai, je me demande même si ma mère essaierait…

La mère d’Elayne n’était autre que Morgase, la reine d’Andor.

— Elle fait comme si elle avait le talent d’une sœur, mais en réalité, elle n’a pas atteint un grand niveau de compétence lors de son séjour à la Tour Blanche…

— De toute façon, intervint Nynaeve, nous ne pouvons pas compter sur Morgase. Elle est à Caemlyn et nous serons à Tar Valon. Malgré ce que nous rapportons, nous risquons d’avoir beaucoup de problèmes à cause de notre… hum… transgression. Le mieux serait de rester discrètes, humbles et de ne pas attirer davantage l’attention sur nous.

En d’autres circonstances, entendre Nynaeve parler d’humilité aurait incité Egwene à éclater de rire. Même Elayne s’en tirait mieux, dans ce registre. Mais en ce moment précis, la jeune fille n’était pas d’humeur à s’esclaffer.

— Et si Hurin a raison ? Si nous sommes attaquées ? Il ne pourra pas nous défendre contre une trentaine d’hommes, et si nous attendons que Verin bouge le petit doigt, nous risquons d’être déçues… Nynaeve, tu dis avoir senti une tempête ?

— Vraiment ? s’écria Elayne. (Elle secoua la tête, faisant onduler ses belles boucles cuivrées.) Verin n’aimera pas que nous… (Elle préféra ne pas prononcer les mots à voix haute.) Mais que ça lui plaise ou non, nous n’aurons peut-être pas le choix.

— Je ferai ce qui s’imposera, dit Nynaeve, si ça se présente, et vous deux, vous vous enfuirez. La Tour Blanche s’ébaubit de votre potentiel, mais si la Chaire d’Amyrlin ou le Hall de la Tour décident que vous devez être calmées, les autres Aes Sedai ne vous épargneront pas.

— Si elles risquent de nous calmer, dit Elayne, tu subiras le même sort… Nous devons fuir ensemble… ou agir toutes les trois. Hurin avait raison : si nous voulons arriver vivantes à la Tour, il nous faudra faire ce qui est nécessaire.

Egwene frissonna. « Calmée »… L’équivalent d’être apaisé pour un homme. En d’autres termes, être coupée du saidar, la moitié féminine de la Source Authentique. Peu d’Aes Sedai avaient subi ce châtiment. Mais il existait des crimes qui le justifiaient. Au cours de leur formation, les novices apprenaient les noms et les méfaits de toutes les femmes condamnées à ce sort terrible.

Désormais, Egwene sentait en permanence la Source, comme on sent la présence du soleil à midi, même quand on ne le regarde pas. Si elle échouait encore souvent à saisir le saidar, elle en éprouvait de plus en plus le désir. Un désir qui augmentait de jour en jour, refusant de se laisser imposer des limites malgré les sermons de Sheriam Sedai, la Maîtresse des Novices. Selon elle, prendre trop de plaisir au contact du Pouvoir était dangereux.