Egwene n’osait imaginer ce qu’on endurait lorsqu’on était coupée de la Source. Encore capable de sentir le saidar, mais sans pouvoir le toucher…
Les deux autres femmes ne semblaient pas avoir envie non plus de s’étendre sur ce sujet.
Pour ne pas montrer qu’elle tremblait, Egwene se pencha sur sa selle, baissant la tête vers la civière. La couverture ayant bougé, la main droite de Mat était visible, ainsi que la dague incurvée glissée dans un fourreau paré d’or qu’elle serrait convulsivement. Un rubis ornait le pommeau de l’arme, brillant comme l’œil rouge de quelque monstre de légende.
Mat avait à peine quelques années de plus qu’Egwene, mais ses joues creuses et sa peau blafarde le vieillissaient terriblement. La respiration irrégulière, il avait du mal à emplir totalement d’air ses poumons. Un sac de cuir rebondi gisait à ses pieds. Pour le recouvrir, Egwene tendit un bras et tira sur la couverture.
Nous devons conduire Mat jusqu’à la Tour Blanche. Et le sac aussi…
Nynaeve se pencha aussi et palpa le front du jeune homme.
— Sa fièvre monte… Si j’avais un peu de racine d’apaise-sang ou de morte-fièvre…
— Verin devrait peut-être intervenir une nouvelle fois, avança Elayne.
Nynaeve remit en place une mèche vagabonde, sur le front du malade, puis elle se redressa :
— Elle dit avoir fait tout son possible pour le maintenir en vie, et je la crois. J’ai essayé de recourir à la guérison, hier soir, et rien ne s’est passé.
Elayne ne put retenir un petit cri.
— Sheriam Sedai a été catégorique : nous ne devons pas essayer de guérir avant d’avoir été guidées pas à pas par une sœur – et ce, une bonne centaine de fois !
— Tu aurais pu le tuer, accusa Egwene.
— Je pratiquais la guérison bien avant d’avoir même songé à partir pour Tar Valon… Je ne le savais pas, c’est tout… Mais pour que ça fonctionne, j’ai besoin de mes potions. Si j’avais un peu de morte-fièvre… Mat n’en a plus pour longtemps. Quelques heures, au mieux…
L’ancienne Sage-Dame, trouva Egwene, se désolait autant de ce qui lui arrivait à elle que du sort probable de Mat. Si le Pouvoir l’inquiétait tant, pourquoi avait-elle choisi de venir suivre une formation à Tar Valon ? Étant une Naturelle, elle avait appris d’instinct à canaliser le Pouvoir. Même si elle ne contrôlait pas toujours ce processus, elle était sortie victorieuse de la crise bien spécifique qui tuait trois femmes « autodidactes » sur quatre. Du coup, elle n’avait plus besoin des Aes Sedai pour la guider. À l’entendre, elle voulait en apprendre plus sur son « don », mais dans ce cas, pourquoi se montrer aussi réticente qu’un gamin forcé d’avaler une grande cuillerée de racine de langue-de-mouton en poudre ?
— Nous serons bientôt à la Tour Blanche, dit Egwene, où les sœurs le guériront. La Chaire d’Amyrlin s’occupera de lui. Elle prendra en charge tous nos problèmes…
La jeune fille prit garde à ne pas poser les yeux à l’endroit où reposait le sac, sous la couverture de Mat. Ses deux compagnes l’imitaient avec une application touchante.
Un secret dont elles se seraient bien débarrassées, si elles avaient pu…
— Des cavaliers ! annonça soudain Nynaeve.
Egwene venait également de les repérer. Une trentaine d’hommes, leur cape blanche battant au vent, étaient apparus au sommet d’une butte, et ils galopaient vers les six voyageurs.
— Des Fils de la Lumière, dit Elayne, faisant la moue comme si elle venait de prononcer un horrible juron. Nynaeve, nous savons ce qu’est ta « tempête », désormais… Idem pour les « problèmes » de Hurin.
Verin posa une main sur le poignet de Hurin afin qu’il ne dégaine pas son épée. En même temps, elle tira sur les rênes de sa monture. Egwene tapota l’encolure du premier cheval de bât, qui s’arrêta derrière la monture de l’Aes Sedai.
— Laissez-moi parler, mes enfants, dit Verin.
Elle abaissa sa capuche pour dévoiler ses cheveux grisonnants. Egwene n’aurait su dire quel âge avait l’Aes Sedai. D’instinct, elle aurait avancé qu’elle était largement assez vieille pour avoir une ribambelle de petits-enfants, mais à part dans les cheveux, elle ne portait aucun des stigmates classiques du temps.
— Et quoi que vous fassiez, ne vous laissez surtout pas mettre en colère par ces hommes…
Verin affichait un calme impressionnant. Cela dit, Egwene venait de la surprendre à jeter un coup d’œil en direction de Tar Valon, comme pour évaluer la distance à parcourir. Le sommet des tours était désormais clairement visible, ainsi que la forme massive du pont qui enjambait le fleuve – un ouvrage assez haut pour laisser passer les bateaux de commerce qui allaient et venaient sans cesse le long des deux bras d’eau entourant l’île.
La cité est assez proche pour qu’on la distingue, pensa Egwene, mais bien trop loin pour nous être de la moindre utilité.
Un moment, elle crut que les Capes Blanches avaient l’intention de charger la petite colonne de voyageurs immobiles. Mais leur chef leva une main, mettant un terme brutal à la folle cavalcade.
Nynaeve marmonna des aménités de son cru et Elayne se tint bien droite sur sa selle, histoire de manifester sa désapprobation. Depuis quand abordait-on des dames comme ça ?
La main sur la poignée de son épée, Hurin semblait prêt à s’interposer entre ses protégées et les Fils de la Lumière. Toujours sereine, Verin agita une main devant elle pour chasser la poussière qui lui piquait les yeux. En freinant des quatre fers, les chevaux des Capes Blanches avaient soulevé une multitude de tourbillons miniatures.
Les cavaliers se déployèrent en demi-cercle, limitant au minimum les options des voyageurs. Leur plastron et leur casque conique brillants à force d’être polis et repolis, tous les Fils arboraient sur le côté gauche de la poitrine le soleil étincelant symbole de leur ordre. Quelques-uns avaient encoché une flèche dans leur arc, mais ne le braquaient pas encore sur une cible humaine. Le chef du détachement, un très jeune homme, portait deux nœuds d’or au-dessus de son soleil – l’équivalent des galons d’un lieutenant d’une armée régulière.
— Sauf si je me trompe, dit-il, nous avons là deux sorcières de Tar Valon ?
Un sourire pincé s’afficha sur le visage étroit du jeune officier. Alors qu’il sortait à peine de l’œuf, ce fanatique était bouffi d’arrogance, comme s’il avait su de profondes vérités que le commun des mortels était trop borné pour comprendre.
— Plus deux larves encore dans leur cocon, continua le Fils de la Lumière, et deux chiens de salon – un malade et l’autre un peu trop vieux pour un chiot de compagnie.
Hurin sursauta, mais Verin ne l’avait toujours pas lâché.
— D’où venez-vous, vermisseaux ?
Verin ne releva pas l’injure.
— De l’ouest…, répondit-elle. Écartez-vous, afin que nous puissions continuer notre chemin. Les Fils de la Lumière n’ont aucune autorité ici.
— Les Fils incarnent la loi partout où brille la Lumière. Et là où elle ne brille pas, ils imposent son règne. Je veux une réponse ! Mais vous préférez peut-être faire un détour par notre camp et parler aux Confesseurs.
Mat avait de toute urgence besoin de soins au cœur de la Tour Blanche. Plus important encore – Egwene se détesta de voir les choses ainsi –, le contenu du mystérieux sac ne devait en aucun cas tomber entre les mains des Capes Blanches.
— J’ai répondu, dit Verin, en restant bien plus polie que vous le méritez. Jeune homme, tu crois vraiment pouvoir nous arrêter ?