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Mal à l’aise, le militaire haussa les épaules.

— Nous ne pouvons pas en interdire l’accès aux Fils de la Lumière, mais ils en partent quand nos patrouilles arrivent. Ils essaient de nous provoquer, je pense…

Verin acquiesça. Elle se serait probablement remise en chemin, mais le capitaine de la garde n’en avait pas terminé.

— Je m’excuse, Aes Sedai, mais à l’évidence, vous venez de très loin… Avez-vous des nouvelles fiables ? Chaque bateau commercial décharge en même temps que sa cargaison un lot de rumeurs inédites. Il paraît qu’il y aurait un nouveau faux Dragon à l’ouest. On raconte aussi que les armées d’Artur Aile-de-Faucon, revenues d’entre les morts, ont combattu sous son commandement et massacré des Capes Blanches avant de raser une ville appelée Falme, que certains situent au Tarabon.

— On dit que les Aes Sedai ont aidé Artur ! cria une voix masculine dans la file d’attente.

Hurin inspira à fond et se tendit comme s’il prévoyait du grabuge.

Egwene sonda la foule, mais elle ne parvint pas à repérer le trublion. Tous les visiteurs semblaient concentrés sur une seule occupation : attendre plus ou moins patiemment qu’on les autorise à entrer.

Les choses avaient changé, et pas en bien… Au moment où la jeune fille avait quitté Tar Valon, une remarque désobligeante sur les Aes Sedai aurait au minimum valu à son auteur un bon coup de poing sur le nez.

Rouge de colère, l’officier aussi scrutait la file d’attente.

— Les rumeurs ont l’art de tout embrouiller, dit Verin. Je peux t’assurer que Falme est toujours debout. En revanche, cette ville n’a jamais été au Tarabon. Écoute moins les bavardages et fie-toi davantage à ce que dit la Chaire d’Amyrlin. Que la Lumière éclaire ton chemin, mon fils…

Comme tous les ponts de Tar Valon, celui-là força l’admiration d’Egwene. Pour donner naissance à une telle « dentelle », il avait sans doute fallu recourir aux meilleures « couturières » disponibles. Comment avait-on réussi pareil chef-d’œuvre avec de la pierre ? Et par quel miracle ce pont suspendu aux parois ajourées – la fameuse dentelle – tenait-il debout tout seul sur les quelque cinq cents pas de longueur qui lui permettaient de surplomber un bras du fleuve pour donner accès à la cité insulaire ?

Sur un plan plus personnel, la jeune fille avait une autre raison de s’ébaubir et de s’inquiéter. Si bizarre que cela parût, elle avait le sentiment que ce pont la ramenait à la maison.

C’est Champ d’Emond, ma maison…

Certes, mais c’était ici, à Tar Valon, qu’elle apprendrait tout ce qu’il lui fallait savoir pour rester en vie et ne plus jamais perdre sa liberté. À Tar Valon, également, qu’elle découvrirait pourquoi ses rêves la perturbaient tant et pour quelles raisons ils semblaient souvent avoir une signification cachée qui lui échappait. Bref, sa vie était liée à Tar Valon, désormais. Si elle retournait un jour à Champ d’Emond – par la Lumière ! que ce « si » était douloureux ! – ce serait pour rendre visite à ses parents. En quelques semaines, elle avait cessé d’être la fille d’un aubergiste. Cet héritage n’était plus le sien, non parce qu’elle le méprisait, mais parce qu’elle l’avait dépassé, tout simplement.

Première merveille visible, le pont n’était pas la seule, loin de là. Sur l’île, il déposait les visiteurs au pied des Murs Scintillants, cette muraille d’enceinte blanche aux reflets d’argent d’une telle hauteur qu’elle dominait largement le pont. À intervalles réguliers, des tours de garde construites avec la même pierre interrompaient les murs, leur base massive caressée par l’onde paisible du fleuve.

Au-delà se dressaient les légendaires tours de Tar Valon, souvent reliées par des passerelles, qui dessinaient un front de ciel majestueux, les flèches, les colonnes et les minarets se combinant harmonieusement pour composer une ode vibrante à la splendeur.

Et pourtant, ce n’était que le prologue à la gloire de Tar Valon.

Le portail de bronze assez large pour laisser passer vingt personnes de front n’était pas gardé. Au-delà, les visiteurs s’engageaient dans un quadrillage savant de larges avenues qui couvrait toute l’île. Alors que le printemps commençait à peine, un parfum de fleurs et de délicates épices flottait dans l’air.

Egwene eut le souffle coupé comme si elle découvrait la cité. Sur chaque place et au coin de presque toutes les rues, une fontaine, une statue ou un monument forçaient l’admiration. Mais dans cette ville, tout ce que l’œil voyait était d’une frappante beauté. Dans un feu d’artifice de splendeurs architecturales, les formes les plus banales – somme toute assez rares, mais inévitables – étaient sublimées par des ornements qui les transformaient quasiment en objets précieux. Et quand on faisait dans la sobriété, c’était pour mieux exalter la taille ou la complexité d’un détail d’architecture.

Qu’ils fussent grands ou petits, les bâtiments en pierre de couleur – un véritable arc-en-ciel minéral – évoquaient des coquillages, des vagues ou des falaises sculptées par les éléments. Une galerie de tableaux inspirés par la nature ou l’imagination humaine, avec une seule constante en commun : la beauté. À Tar Valon, les auberges, les écuries et les maisons, si insignifiantes soient-elles, étaient au service d’une ambition esthétique. Après la Dislocation du Monde, des artisans ogiers s’étaient chargés de reconstruire la mégalopole. Leurs descendants affirmaient toujours qu’ils n’avaient jamais rien créé de plus beau.

Des hommes et des femmes de toutes les origines arpentaient les rues. Représentant fièrement toutes les couleurs de peau, ils s’affichaient souvent dans des vêtements aux couleurs vives. D’autres passants portaient des tenues beaucoup plus neutres mais rehaussées d’accessoires ornementaux, et une minorité déambulaient dans des habits sombres et rigoureusement stricts.

Quelques badauds des deux sexes exhibaient un peu trop de peau nue au goût d’Egwene. D’autres promeneurs, en revanche, ne révélaient rien de plus que leurs yeux et le bout de leurs doigts. Partout, les chaises à porteurs et les carrosses se frayaient un chemin à travers la foule. Malgré les « faites place ! » furieux des porteurs et les cris des cochers, le trafic restait très lent, car les passants ne mettaient jamais une grande hâte à s’écarter.

Accompagnant parfois le numéro d’un jongleur ou d’un acrobate, des musiciens ambulants jouaient de la harpe, de la flûte ou de la cornemuse, un chapeau rempli de pièces posé à leurs pieds. Sans jamais faiblir, les colporteurs vantaient leur marchandise à grand renfort de beuglements. Campés sur le seuil de leur boutique, les commerçants donnaient eux aussi de la voix pour ne pas se laisser damer le pion par cette concurrence déloyale. Presque à toute heure, un bourdonnement montait de la ville – à croire qu’elle était vivante et chantait pour célébrer sa foisonnante joie de vivre.

Verin avait relevé sa capuche, dissimulant ainsi son visage. Egwene se demanda pourquoi, puisque personne, dans la foule, n’accordait la moindre attention aux six voyageurs – même Mat, dans sa litière, n’intéressait personne – sauf quelques angoissés qui faisaient un grand détour plutôt que de passer près d’un malade possiblement contagieux. De fait, il arrivait que des familles désespérées conduisent à la Tour Blanche des patients très gravement atteints…

Egwene vint chevaucher au niveau de Verin et se pencha vers elle :

— Vous êtes encore inquiète ? En ville, nous ne risquons rien. Et nous sommes presque arrivés.

Dominant tous les autres bâtiments, la Tour Blanche n’était plus qu’à quelques centaines de pas.