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— Je ne suis jamais tranquille, répondit l’Aes Sedai, et tu devrais adopter cette habitude. Surtout dans la tour… Toutes les trois, prenez bien garde à vous. Votre… démonstration… a fait fuir les Capes Blanches. À la Tour Blanche, les mêmes débordements risquent de vous coûter la vie. Au minimum, on vous condamnera à être calmées.

— Je ne ferai jamais ça dans la tour ! se défendit Egwene. Et mes amies non plus…

Laissant Hurin s’occuper de la civière, Nynaeve et Elayne rejoignirent les deux autres femmes et acquiescèrent à la déclaration d’intention d’Egwene. La seconde avec une ferveur sincère, et la première avec une visible retenue, comme si elle ne souscrivait pas à l’intégralité de ce programme.

— Il ne faudra jamais recommencer, mon enfant ! Jamais ! (Malgré sa capuche, Verin parvint à jeter un regard en coin aux trois fautives.) Et j’espère que vous aurez aussi appris à ne pas caqueter quand le silence s’impose.

Elayne s’empourpra et Egwene sentit le rouge lui monter aux joues.

— Quand nous serons dans la tour, taisez-vous et acceptez tout ce qui se passera. Pas de protestations, c’est compris ? Vous ignorez tout de ce qui nous attend ici, et c’est très bien, parce que vous ne sauriez pas y faire face. Mais par pitié, fermez-la !

— Je vous obéirai, Verin Sedai, dit Egwene.

Elayne lui fit écho, mais pas Nynaeve. Soutenant le regard furieux de l’Aes Sedai, elle finit par acquiescer à contrecœur.

Les six voyageurs débouchèrent bientôt sur la grand-place qui s’étendait au cœur même de la cité. Au milieu de cet immense espace, la Tour Blanche s’élançait vers le ciel, flèche scintillante qui jaillissait d’un somptueux palais pour aller transpercer les nuages bien au-dessus des autres bâtiments de la cité.

D’abord surprise, Egwene nota que la place était quasiment déserte. Puis elle se souvint que les citadins ne s’y aventuraient jamais sans une excellente raison.

— Verin Sedai, dit Hurin, qui se chargeait toujours des chevaux de bât et de la civière, c’est là que nos chemins se séparent.

Après avoir jeté un coup d’œil à la tour, l’éclaireur du Shienar réussissait l’exploit de ne plus la regarder, alors qu’elle dominait le panorama. Même s’il venait d’un pays où on respectait profondément les Aes Sedai, la proximité de leur fief ne rassurait pas du tout le pauvre Hurin.

— Tu nous as été d’un grand secours, mon ami, dit Verin, et ce pendant un très long voyage. Si tu veux te reposer avant de repartir, tu seras le bienvenu à la tour.

— Verin Sedai, je n’ai pas de temps à perdre, serait-ce une journée, voire une heure… Je dois retourner au Shienar pour raconter au roi Easar et au seigneur Agelmar ce qui s’est vraiment passé à Falme. Je dois leur parler de…

S’interrompant brusquement, Hurin regarda autour de lui. Même s’il ne vit personne susceptible de l’entendre, il baissa la voix :

— Eh bien, du seigneur Rand. Ils doivent savoir que le Dragon s’est réincarné. Je vais filer au port et embarquer sur le premier bateau en partance pour l’Est.

— Dans ce cas, que la Lumière éclaire ton chemin, Hurin du Shienar.

— Qu’elle brille pour vous aussi, répliqua Hurin, prêt à secouer les rênes de sa monture.

Il hésita pourtant un moment et ajouta :

— Si vous avez besoin de moi, n’importe quand, envoyez un message à Fal Dara et je trouverai un moyen de vous rejoindre.

Gêné de s’être épanché ainsi, il se racla la gorge, talonna sa monture et s’éloigna au trot, soit assez vite pour être rapidement hors de vue.

— Les hommes, les hommes ! s’écria Nynaeve. Ils sont toujours prêts à accourir, mais quand on a besoin d’aide, ce n’est pas pour le mois prochain !

— Là où nous allons, lâcha Verin, aucun homme ne pourrait nous aider. Surtout n’oubliez pas : une fois dans la tour, je ne veux pas vous entendre !

Le départ de Hurin démoralisa Egwene, comme si elle avait perdu un ami cher. Pourtant, il n’avait jamais frayé avec les femmes, se contentant de parler à Mat, et Verin avait raison au sujet de la Tour Blanche, où tout homme, même le meilleur, se révélait impuissant face aux Aes Sedai. Cela dit, le petit groupe avait perdu un membre, et ça n’avait rien d’agréable. De plus, avoir un escrimeur avec soi, selon Egwene, ne pouvait jamais faire de mal. D’autant plus que cet escrimeur-là était un lien avec Rand et Perrin…

J’ai trop de soucis pour me préoccuper des leurs…

Pour l’heure, les deux garçons devraient se contenter de la protection de Moiraine.

Et de Min, parce que je suis sûre qu’elle « veillera » sur Rand.

Honteuse d’être si mesquine en un moment pareil, Egwene tenta d’étouffer dans l’œuf sa jalousie. Et elle faillit réussir…

Avec un soupir, elle saisit la longe du cheval de bât de tête. Couvert jusqu’au menton, Mat respirait de plus en plus irrégulièrement.

Tu seras bientôt soigné, mon ami… Pendant ce temps, nous découvrirons ce qui nous attend ici…

Verin était-elle vraiment obligée de les effrayer ainsi ? Ça se pouvait bien, hélas… Oui, ça se pouvait bien…

L’Aes Sedai fit le tour du complexe palatial pour gagner une petite porte latérale ouverte mais gardée par deux soldats. Rabattant sa capuche, Verin se pencha pour parler à l’un d’eux. Surpris, l’homme regarda Egwene et les autres voyageurs, puis il franchit la porte au pas de course en lâchant par-dessus son épaule :

— À vos ordres, Aes Sedai !

Sans hâte excessive, Verin franchit également la porte. Après avoir échangé un regard interloqué avec Nynaeve et Elayne – qui se demandaient comme elle ce que Verin pouvait avoir dit au soldat – Egwene suivit le mouvement, entraînant avec elle les chevaux de bât et la civière.

En forme d’étoile à six branches posée sur le côté, un corps de garde en pierre grise se dressait de l’autre côté du portail. Les sentinelles postées devant cessèrent de converser et s’inclinèrent sur le passage de l’Aes Sedai.

La colonne traversa ce qui se révéla être un parc intérieur semé d’arbres et de buissons. Au gré des tournants d’une allée de gravier, Egwene aperçut entre les végétaux la forme de plusieurs annexes et la masse blanche écrasante de la tour.

Les cinq voyageurs arrivèrent assez vite dans une cour d’écuries où des palefreniers – prévenus par le premier garde, à l’évidence – accoururent pour prendre en charge leurs montures. Obéissant à Verin, deux hommes détachèrent la civière et la posèrent délicatement sur le sol. Alors que les chevaux étaient conduits vers un repos bien mérité, Verin récupéra le sac de cuir caché aux pieds de Mat et le glissa sous son bras avec une nonchalance surprenante.

Cessant de se masser les reins, Nynaeve foudroya l’Aes Sedai du regard.

— Vous avez dit que Mat n’en avait plus pour très longtemps. Allez-vous le laisser… ?

Verin leva une main. Un geste suffisant pour imposer le silence à l’ancienne Sage-Dame ? Ou étaient-ce plutôt les bruits de pas qui retentissaient dans son dos ?

Sheriam Sedai apparut, suivie par trois Acceptées en robe blanche – la tenue traditionnelle, les couleurs des sept Ajah rehaussant son ourlet – et deux costauds en tenue de simples travailleurs. Légèrement enrobée, la Maîtresse des Novices arborait les pommettes hautes typiques du Saldaea. Épargnée par les rides, comme toutes ses sœurs, cette rousse aux yeux verts se remarquait de loin. Très calme, comme toujours, elle dévisagea Egwene avec une moue qui n’augurait rien de bon.

— Ainsi, tu ramènes nos trois fugueuses, Verin… Avec tout ce qui est arrivé, j’aurais presque tendance à le regretter…

— Nous ne sommes pas des…, commença Egwene.

— Tais-toi ! explosa Verin.