Serrant les poings, elle regarda les trois jeunes femmes comme si ça pouvait suffire à leur clouer à tout jamais le bec.
Pour Egwene, cela suffit amplement. Elle n’avait jamais vu Verin vraiment en colère, et ça ne donnait pas envie de la contrarier. Les bras croisés, Nynaeve marmonna entre ses dents mais n’alla pas plus loin. Derrière Sheriam, les Acceptées ne bronchèrent pas, écarquillant cependant les yeux pour ne pas perdre une miette du spectacle.
Quand elle fut certaine que les « fugueuses » tiendraient leur langue, Verin se tourna vers Sheriam :
— Le garçon doit être isolé… Il est très malade, et dangereux pour les autres autant que pour lui-même.
— Le soldat m’a dit qu’il faudrait porter une civière.
Sheriam fit signe aux deux costauds de soulever la civière. Puis elle leur souffla quelques mots, et ils emportèrent promptement Mat vers une destination inconnue.
Egwene voulut rappeler que son ami avait besoin d’aide en urgence, mais un regard de Verin la dissuada d’essayer. Furieuse, Nynaeve tirait sur sa natte assez fort pour l’arracher de sa tête.
— Sheriam, dit Verin, je suppose que toute la Tour Blanche sait que nous sommes de retour ?
— Si ce n’est pas déjà fait, ça ne tardera pas… Les arrivées et les départs sont devenus le principal sujet de conversation et de commérage. Falme n’est qu’en deuxième place, et la guerre civile du Cairhien est battue à plate couture. Tu voulais que ça reste secret ?
Verin prit à deux mains le mystérieux sac de cuir.
— Je dois voir la Chaire d’Amyrlin. Sans délai.
— Et ces trois-là ?
— Consignées et surveillées jusqu’à ce que la Chaire d’Amyrlin veuille leur parler. Si elle en a envie. Leurs chambres suffiront, mais surveillez-les bien. Les mettre en cellule attirerait trop l’attention des curieuses… Bien entendu, pas un mot à quiconque.
Verin s’adressait toujours à Sheriam, mais sa dernière phrase, comprit Egwene, était un pense-bête pour les « fugueuses ».
Le regard ombrageux, Nynaeve brandissait sa natte comme si elle avait voulu frapper quelqu’un avec. Ses beaux yeux bleus écarquillés, Elayne semblait encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Pour sa part, Egwene aurait eu du mal à dire si elle était furieuse, morte de peur ou rongée par l’inquiétude. Un peu des trois, sans doute…
Avec un dernier regard lourd de sens pour ses compagnes de voyage, Verin sortit dans une belle envolée de cape, le sac de cuir serré contre sa poitrine. Plaquant les poings sur ses hanches, Sheriam étudia un moment les trois fugueuses.
Au début, Egwene eut l’impression que la tension ambiante se relâchait. Même quand elle distribuait des corvées supplémentaires pour punir une infraction au règlement, la Maîtresse des Novices conservait un calme maternel et un humour presque bon enfant qui adoucissaient ses sentences.
Mais là, elle prit la parole d’un ton sinistre :
— Pas un mot, voilà ce qu’a dit Verin Sedai, et il en sera ainsi. Si l’une d’entre vous ouvre la bouche – sauf pour répondre à une Aes Sedai – je lui ferai regretter le temps joyeux où ses malheurs se réduisaient à quelques coups de badine et au nettoyage des parquets. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, Aes Sedai, dit Egwene.
Ses amies lui firent écho. Mais dans la bouche de Nynaeve, ces trois mots sonnaient plutôt comme un défi.
Sheriam émit un grognement dégoûté.
— Beaucoup moins de filles viennent à la Tour Blanche suivre une formation, dit-elle. Mais il en reste quelques-unes… Hélas, la plupart sont incapables de sentir la Source Authentique. Alors, quand il s’agit de la toucher… Quelques bienheureuses apprennent à ne pas se faire mal avec le Pouvoir, juste avant d’être expulsées. Une poignée de filles accèdent au rang d’Acceptées, et toutes ne seront pas capables de porter un jour le châle. C’est une vie dure, avec une discipline de fer. Pourtant, toutes les novices s’accrochent pour obtenir d’abord la bague puis le châle. Même quand elles s’endorment en pleurant chaque soir, parce qu’elles meurent de peur, elles luttent de toutes leurs forces. Et vous trois… Dotées de plus de potentiel que j’aurais rêvé d’en connaître dans toute ma vie ! Mais qu’avez-vous fait ? Quitter la tour sans autorisation, avec une formation lacunaire, comme des gamines irresponsables ? Et après des mois d’absence, vous voilà de retour, pensant être accueillies à bras ouverts et reprendre votre formation comme si de rien n’était ? (Sheriam exhala un long soupir, comme si elle voulait relâcher un peu de vapeur, histoire de ne pas exploser.) Faolain !
Les trois Acceptées sursautèrent comme si on venait de les surprendre à écouter aux portes. L’une d’elles, une brune aux cheveux bouclés, fit un pas en avant.
Les trois étaient jeunes, mais cependant plus âgées que Nynaeve, dont la promotion au sein de l’ordre avait été fulgurante. En règle générale, il fallait des années pour qu’une novice obtienne la bague au serpent. Et plus longtemps encore, à partir de là, pour qu’elle reçoive enfin le châle.
— Faolain, conduis-les dans leur chambre, et assure-toi qu’elles n’en sortent pas. Jusqu’à nouvel ordre de la Chaire d’Amyrlin, elles auront droit à du pain, du bouillon froid et de l’eau. Si l’une d’elles ose proférer un mot, mets-la de corvée de casseroles jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus debout.
Sheriam se détourna et s’en fut, la colère transpirant de tous ses gestes.
Faolain étudia les trois jeunes femmes, l’air d’attendre une nouvelle transgression – venant de Nynaeve, par exemple, qui continuait à s’empourprer de colère. À l’évidence, la jeune brune au visage un peu rond n’avait aucune tendresse pour les femmes qui piétinaient si sauvagement le règlement. Sans nul doute, elle ne portait pas non plus dans son cœur une Naturelle, Nynaeve en l’occurrence, qui avait pu sauter le noviciat et qui canalisait le Pouvoir avant même d’arriver à Tar Valon.
Quand il devint évident que l’ancienne Sage-Dame ne craquerait pas, Faolain tenta de l’aiguillonner :
— Quand la Chaire d’Amyrlin te verra, elle te fera probablement calmer.
— Arrête ça, Faolain, intervint une autre Acceptée.
Doyenne des trois, elle arborait un cou de cygne et se déplaçait avec la grâce associée à cet oiseau.
— Je m’occuperai de toi, annonça-t-elle à Nynaeve. Je m’appelle Theodrin, et je suis une Naturelle, comme toi. Tu vas devoir te conformer aux ordres de Sheriam Sedai, mais je ne te provoquerai pas… Allez, suis-moi.
Nynaeve jeta un regard inquiet à ses amies, puis elle se résigna à emboîter le pas à sa gardienne.
— Les Naturelles…, lâcha Faolain.
Dans sa bouche, ce nom sonnait comme un juron. Lentement, elle se tourna vers Egwene.
La troisième Acceptée, une jolie jeune femme aux joues rondes comme des pommes, vint se placer à côté d’Elayne. Un demi-sourire flottait sur ses lèvres, mais le regard qu’elle adressa à la Fille-Héritière indiqua clairement qu’elle ne tolérerait aucune incartade, si minime fût-elle.
Mobilisant tout son calme, Egwene tenta de soutenir le regard de Faolain avec la dignité un rien hautaine dont parvenait à faire montre Elayne.
L’Ajah Rouge… Cette garce choisira l’Ajah Rouge, ça ne fait aucun doute… Mais c’est le cadet de mes soucis. Par la Lumière ! que vont-elles nous faire ? Pas ces trois filles, bien entendu, mais les Aes Sedai…
— Allez, bouge-toi ! lança Faolain. Inutile de rester plantées là toute la journée. Déjà que je vais devoir faire le pied de grue devant ta porte… En route !
Egwene inspira à fond, prit la main d’Elayne et suivit leurs geôlières.
Au moins, fasse la Lumière qu’elles se soient occupées de Mat.