Et si les Aes Sedai décidaient de m’y laisser croupir ? Dans cette geôle, je serais aussi prisonnière que si je portais un collier.
Egwene jeta un coup d’œil à la porte. Derrière, l’Acceptée brune devait monter la garde, comme d’habitude. Se tournant sur le côté, la jeune fille approcha sa bouche du mur blanc. Ou plutôt, du trou ménagé juste au-dessus du matelas. Un orifice invisible, sauf si on regardait vraiment de près, foré par des novices d’antan afin de permettre une communication entre deux chambres.
— Elayne ? murmura Egwene. Tu dors ? Elayne ?
— Comment voudrais-tu que je puisse dormir ? répondit la Fille-Héritière, sa voix à peine audible à travers le mur. Je me disais bien que nous aurions des ennuis, mais sans m’attendre à ça ! Egwene, que vont-elles faire de nous ?
La jeune fille n’en savait rien, et elle préférait garder pour elle ses sinistres suppositions. À dire vrai, elle aimait mieux ne pas y penser, quand c’était possible.
— Je pensais que nous serions accueillies comme des héroïnes, mon amie… Nous avons rapporté le Cor de Valère, et démasqué Liandrin, un membre de l’Ajah Noir.
Ça, ce n’était peut-être pas un exploit, aux yeux des résidantes de la Tour Blanche. Depuis toujours, les Aes Sedai niaient l’existence d’un Ajah secret dévoué au Ténébreux. Dès qu’on évoquait cette possibilité, elles avaient tendance à perdre leur sang-froid, disait-on volontiers.
Oui, mais à présent, il n’est plus possible de nier.
— Elayne, on devrait nous traiter comme des héroïnes…
— Avec des « on devrait », on mettrait Caemlyn en bouteille, mon amie… Par la Lumière ! j’étais folle de rage quand ma mère me disait ça, mais elle avait raison. Verin a dit que nous ne devions pas parler du cor et de Liandrin, sauf à elle ou à la Chaire d’Amyrlin. Je crains que les choses ne tournent pas comme nous l’espérions. Ce n’est pas juste. Nous avons enduré tant de choses, toi plus encore que les autres. Non, ce n’est pas juste.
— Verin dit, Moiraine ordonne… Maintenant, je sais pourquoi les gens tiennent les Aes Sedai pour des manipulatrices. Parfois, je sens les fils qui font bouger mes bras et mes jambes. Ces femmes feront ce qu’elles jugeront bon pour la Tour Blanche, et elles se ficheront de ce qu’il adviendra de nous.
— Mais tu veux toujours devenir une Aes Sedai, pas vrai ?
Egwene hésita, mais en réalité, constata-t-elle, la question ne se posait pas.
— Oui, parce que c’est le seul moyen pour nous de rester saines et sauves. Mais écoute-moi bien : je ne me laisserai pas calmer.
Une décision nouvelle, prise en même temps qu’elle prononçait les mots, mais sur laquelle Egwene ne reviendrait jamais, s’avisa-t-elle.
Renoncer à puiser dans la Source Authentique ?
Elle la sentait en ce moment même, son aura brillant derrière son épaule, très légèrement hors de son champ de vision. Le désir de canaliser la submergea, mais elle parvint à résister.
Renoncer à sentir le Pouvoir déferler en moi ? À me sentir plus vivante en ces instants-là qu’en toute autre circonstance ?
— En tout cas, je ne me laisserai pas faire sans combattre.
Un long silence suivit cette profession de foi.
— Et comment feras-tu ? demanda enfin Elayne. Tu es très douée, c’est vrai, mais aucune de nous n’en sait assez long pour empêcher une seule Aes Sedai de la couper de la Source. Et ici, il y en a des dizaines.
Egwene réfléchit au défi que ça représentait effectivement.
— Je pourrais m’enfuir… Pas « fuguer », cette fois…
— Elles nous poursuivraient, Egwene ! J’en suis sûre. Quand elles savent qu’une fille est douée, elles ne la laissent pas partir avant de l’avoir formée assez pour qu’elle ne se tue pas elle-même avec le Pouvoir. Ou qu’elle crève pendant son initiation !
— Je ne suis plus une simple villageoise… J’ai vu du pays, et je peux rester hors de leur portée si je le veux vraiment.
Egwene comprit qu’elle essayait de se convaincre elle-même autant qu’Elayne.
Et si je n’en savais pas assez ? Sur le monde, d’abord, et sur la Source ensuite ? Si tenter de canaliser le Pouvoir risquait toujours de me tuer ?
Non, elle ne devait pas penser à ça !
J’ai encore beaucoup à apprendre, et je ne les laisserai pas me rogner les ailes.
— Ma mère pourrait nous protéger, dit Elayne. Surtout si ce Fils de la Lumière ne mentait pas… Je n’aurais jamais cru espérer qu’elle se brouillerait avec Tar Valon, mais… L’ennui, si le Fils mentait, c’est que Morgase nous renverra ici couvertes de chaînes. Tu m’apprendrais à mener la vie d’une humble villageoise ?
Egwene en battit des yeux de surprise.
— Tu viendrais avec moi ? Si les choses devaient en arriver là, bien entendu…
— Je ne veux pas être calmée, Egwene ! Et ça n’arrivera pas ! Non, ça n’arrivera pas !
La porte s’ouvrit soudain à la volée, s’écrasant contre le mur. Alors qu’Egwene se levait d’un bond, elle entendit un grand bruit venant de la chambre d’à côté.
On venait les chercher.
Faolain entra dans la chambre et sourit, le regard rivé sur le minuscule trou. La plupart des chambres étaient reliées ainsi. Pour le savoir, il suffisait d’avoir été novice un jour.
— Tu chuchotais avec ton amie ? demanda l’Acceptée aux cheveux bouclés avec une surprenante sympathie. Pardi ! on s’ennuie à attendre ainsi toute seule ! Vous avez bien bavardé ?
Egwene ouvrit la bouche pour répondre, mais elle la referma aussitôt. Sheriam avait été très claire : elle ne pouvait répondre qu’à une Aes Sedai. Et à personne d’autre. Soutenant sans broncher le regard de l’Acceptée, elle attendit.
La sympathie glissa du visage de Faolain comme de la pluie sur un toit.
— Debout ! La Chaire d’Amyrlin ne doit pas attendre à cause de gens comme toi. Tu as de la chance que je ne sois pas entrée à temps pour t’entendre parler à ton amie. Allez, avance !
En principe, une novice devait quasiment le même respect à une Acceptée qu’à une Aes Sedai. Egwene se leva pourtant avec une lenteur caricaturale, puis elle prit un temps infini pour tirer sur les plis de sa robe. Lorsque ce fut fait, elle gratifia Faolain d’un sourire et d’une esquisse de révérence. Voyant l’Acceptée s’assombrir comme un ciel d’orage, elle sourit de plus belle, mais se ressaisit assez vite. Pousser sa gardienne à bout ne lui rapporterait rien, bien au contraire.
Le dos bien droit, concentrée pour ne pas montrer que ses genoux jouaient des castagnettes, Egwene sortit de la chambre, l’Acceptée sur ses talons.
Elayne était déjà dehors avec son « ange gardien » aux joues rondelettes. Déterminée à rester brave jusqu’au bout, elle parvenait à donner l’impression que l’Acceptée était une servante chargée de lui porter ses gants. Egwene espéra être aussi convaincante que la Fille-Héritière – mais la moitié moins aurait déjà été pas mal…
La galerie dotée d’une balustrade qui courait tout au long des quartiers des novices montait jusqu’au dernier étage et descendait jusqu’à ce qu’on appelait la Cour des Novices. En chemin, Egwene n’aperçut pas l’ombre d’une résidante de la tour. De toute façon, même si l’entier effectif de novices avait été présent, il n’y aurait pas eu de quoi remplir un quart des chambres…
Les deux jeunes filles et leurs gardiennes firent le tour de la galerie déserte puis s’engagèrent sur la rampe en colimaçon. Faolain et sa collègue ne dirent pas un mot, comme si elles redoutaient que le son de leur voix rende encore plus déprimante l’évidente désaffection d’un lieu jadis bourdonnant de vie.