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— Quel homme pourrait clamer haut et fort tout ce qu’il sait, seigneur ? Avant de se révéler utile, son discours passerait pour du bavardage… Mais je peux vous dire une chose : Rand al’Thor, le Dragon, a de très profondes racines dans le territoire de Deux-Rivières.

— Le faux Dragon ! rugit Niall. Oui, le faux !

— Bien entendu, seigneur… Ma langue a fourché…

Niall s’avisa soudain qu’Ordeith était en train de déchirer le dessin. Même s’il restait de marbre, n’était le rictus déjà mentionné, le petit homme s’acharnait à détruire le parchemin.

— Pas de ça ! ordonna Niall. (Il arracha le dessin à Ordeith et entreprit de le défroisser.) J’ai trop peu d’images de cet homme pour autoriser qu’on les détruise.

Les dégâts étaient considérables, une déchirure fendant en deux le torse du jeune homme, mais le visage – un pur miracle – n’avait pas du tout souffert.

— Pardonnez-moi, noble seigneur, fit Ordeith en s’inclinant bien bas, mais j’abomine les Suppôts des Ténèbres.

Niall étudia le visage dessiné à la craie.

Rand al’Thor, de Deux-Rivières…

— Je devrais peut-être songer à m’occuper de ce territoire… Quand la neige ne tombera plus, qui sait ?

— Comme vous le souhaitez, noble seigneur, grinça le petit homme au nez crochu.

L’expression de Carridin, tandis qu’il remontait à grandes enjambées les couloirs de la forteresse, n’incita personne à l’aborder. De toute façon, nul ne cherchait la compagnie des Confesseurs, même quand ils n’étaient pas d’humeur massacrante. Sur le passage de Carridin, les serviteurs se plaquaient contre les murs comme s’ils voulaient les traverser. Tout aussi peu pressés de frayer avec l’Inquisiteur, les Fils de la Lumière, officiers compris, s’engouffraient dans des couloirs latéraux dès qu’ils l’apercevaient.

Ouvrant à la volée la porte de ses appartements, Carridin la claqua derrière lui. Contrairement à ses habitudes, il n’éprouva aucune satisfaction devant les riches tapis du Tarabon et de Tear – pourtant de petites merveilles aux couleurs flamboyantes –, le miroir biseauté illianien et la table aux délicates sculptures dorées à l’or fin. Un maître artisan de Lugard s’était échiné plus d’un an durant sur cet extraordinaire meuble. Et pourtant, Carridin passa à côté comme s’il ne le voyait pas.

— Sharbon ! appela-t-il.

Le valet ne répondit pas à l’appel de son maître. Pourtant, il était censé apprêter les appartements…

— Que la Lumière te brûle ! où es-tu, maudit crétin ?

Captant un mouvement du coin de l’œil, Carridin tourna la tête, prêt à agonir le domestique d’injures. Mais les jurons se coincèrent dans sa gorge lorsqu’un Myrddraal, sortant des ombres, avança vers lui avec la grâce d’un reptile.

La silhouette était humaine, y compris en ce qui concernait la taille. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Dans ses vêtements noirs qui ne bougeaient pas alors qu’il se déplaçait, le Blafard paraissait d’une pâleur cadavérique.

Et ce visage sans yeux, dont le « regard » donnait pourtant des sueurs froides à Carridin, comme à des milliers d’humains avant lui…

— Que… ?

Le Confesseur s’interrompit pour s’humidifier les lèvres, puis il reprit d’une voix moins grinçante :

— Que faites-vous ici ?

Le ton restait trop haut perché, mais ça pouvait passer pour l’effet de la surprise…

Le Demi-Humain eut un rictus qui étira ses lèvres exsangues.

— Là où vont les Ténèbres, il est de mon devoir d’aller… (Plus qu’une voix, on eût dit le bruissement que produit le corps d’un serpent sur un tapis de feuilles.) Car j’aime surveiller tous ceux qui me servent de par le monde.

— Je sers le…

Carridin n’alla pas plus loin, car c’était peine perdue. Non sans effort, il détourna le regard du visage blême de son interlocuteur et pivota sur lui-même, frissonnant à l’idée d’exposer son dos à un Demi-Humain. Dans le miroir, en face de lui, tous les reflets étaient nets, à part celui du Blafard. Un spectacle peu plaisant, mais de loin préférable à l’omniprésence de ces yeux qui n’existaient pas. Du coup, la voix de Carridin reprit un peu d’assurance :

— Je sers le…

Il s’interrompit de nouveau, mais pour une autre raison que la première fois. Au cœur de la Forteresse de la Lumière, les mots qu’il avait failli prononcer lui auraient valu de finir entre les mains de ses propres Confesseurs. S’il les entendait, le Fils de la Lumière le plus ordinaire se sentirait en droit de l’abattre sur-le-champ. Mais Carridin était seul avec le Blafard – et peut-être Sharbon, s’il se terrait quelque part dans les ombres. Ne pas être en tête à tête avec le Myrddraal aurait rassuré l’Inquisiteur, même si ça l’aurait contraint à éliminer ensuite un témoin gênant.

Seul ou pas, Jaichim baissa le ton :

— Je sers le Grand Seigneur des Ténèbres, comme vous… Nous avons le même maître.

— Si tu préfères voir les choses ainsi…

Le Myrddraal éclata de rire – un son qui glaça les sangs de Carridin.

— Je veux quand même savoir ce que tu fais là, au lieu d’être dans la plaine d’Almoth.

— J’ai dû obéir aux ordres du seigneur général…

— De la fiente ! Voilà ce que sont les ordres de ton chef ! Tu étais chargé de trouver Rand al’Thor et de l’éliminer. C’était une priorité ! Tu connais le sens de ce mot ? Pourquoi n’as-tu pas obéi ?

Carridin inspira à fond. Le « regard » du Blafard lui donnait l’impression qu’une lame glacée allait et venait le long de sa colonne vertébrale.

— Les choses ont changé… Je n’ai plus autant de pouvoir qu’à une époque…

Un bruit grinçant força Carridin à se retourner. Le Blafard passait une main sur le plateau de la table et des copeaux jaillissaient sous ses ongles comme ils l’auraient fait sous la lame d’un rabot.

— Rien n’a changé, vermine humaine… Tu as renié le serment prêté à la Lumière et tu dois être loyal à ta nouvelle foi.

— Je ne comprends pas, osa dire l’Inquisiteur, les yeux rivés sur les sillons que le Myrddraal creusait dans le bois. Pourquoi tuer Rand est-il soudain si important ? J’avais cru comprendre que le Grand Seigneur des Ténèbres voulait se servir de lui.

— Tu doutes de ma parole ? Je devrais t’arracher la langue ! Poser des questions n’entre pas dans tes prérogatives. Et tu n’as rien à comprendre ! Ton rôle est d’obéir. Un jour, des chiens prendront des leçons de servilité de toi. Comprends-tu ça, misérable vermisseau ? Au pied chien, et fais ce que te dit ton maître !

La colère parvenant à occulter la peur, Carridin porta la main à sa hanche, mais son épée n’y était pas. Elle l’attendait dans la pièce attenante, où il l’avait laissée avant d’aller rejoindre Pedron Niall.

Le Myrddraal fut plus rapide qu’une vipère qui se détend comme un ressort vers sa proie. Sa main se referma sur le poignet de Carridin, étau si puissant et si dévastateur que l’Inquisiteur ne put s’empêcher de crier. Mais aucun son ne sortit de sa bouche, car le Blafard lui plaqua sa main libre dessus, le forçant à la refermer.

— Écoute-moi bien, humain : tu vas retrouver ce garçon et le tuer aussi tôt que possible. N’espère pas t’en tirer par la ruse, car certains de tes « Fils » me préviendront si tu essaies de te défiler. Cela dit, à tout hasard, voici de quoi te stimuler : si Rand al’Thor n’est pas mort dans un mois, j’exécuterai un de tes proches. Ton fils, ta fille, ta sœur ou ton oncle… Tu ne sauras pas jusqu’à ce que tu entendes le cri d’agonie de ma victime. Ensuite, si Rand survit un mois de plus, je prendrai une vie supplémentaire. Quand tu seras le dernier survivant de ta lignée, si Rand est encore de ce monde, je te conduirai au cœur du mont Shayol Ghul. Ton agonie durera des années, chien ! Tu saisis ce que je veux dire ?