Carridin émit un son étouffé. Prise dans un étau, sa gorge ne laissait presque plus passer d’air.
Le Blafard projeta sa proie au loin, l’envoyant s’écraser contre un mur. Sonné, le souffle coupé, Carridin se laissa glisser sur le sol.
— Tu as saisi, humain ?
— Oui… et j’obéirai…
N’entendant plus rien, Carridin lutta pour relever la tête. Il n’y avait plus personne dans la pièce. Selon la légende, les Blafards enfourchaient les ténèbres comme s’il s’agissait d’une monture et ils disparaissaient dès qu’ils obliquaient dans une direction ou une autre. Aucun mur ne les retenait…
Des larmes de souffrance lui perlant aux paupières, Carridin réussit à se relever malgré son poignet devenu inutile.
La porte s’ouvrit pour laisser passer un petit homme replet qui portait un panier.
— Maître, tu vas bien ? demanda Sharbon. Désolé d’avoir été absent, mais je suis allé t’acheter des fruits…
De sa main valide, Carridin fit sauter le panier des bras du domestique. Alors que des pommes ratatinées par l’hiver roulaient sur le sol, il gifla son imbécile de valet.
— Pardonne-moi, maître…
— Va me chercher de quoi écrire, espèce d’abruti ! Je dois rédiger des ordres.
Mais lesquels ? Bon sang ! lesquels ?
Alors que Sharbon s’empressait d’obéir, Carridin regarda de nouveau les sillons, sur la table, et ne put s’empêcher de frissonner.
1
L’attente
La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans les montagnes de la Brume. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Il balaya de longues vallées où dérivaient des bancs de brume bleue matinale, certaines boisées de pins et de divers arbres à feuilles éternelles et d’autres totalement nues, car en attente de l’herbe et des fleurs sauvages qui viendraient les tapisser avec l’arrivée imminente du printemps. À l’occasion, ces bourrasques traversaient en gémissant sinistrement des ruines à demi enfouies et des monuments décapités – autant d’édifices tout aussi oubliés des hommes que leurs anonymes bâtisseurs. Dans les hautes passes, s’engouffrant entre deux parois d’un défilé creusé par les intempéries, ce même vent dérangeait à peine les lourds nuages blancs accrochés aux flancs des montagnes comme s’ils étaient les frères siamois de la neige.
Dans les basses terres, l’hiver finissait ou n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. En altitude, il s’incrustait, prolongeant le règne impitoyable de la glace et du givre. À part les végétaux à feuilles persistantes, tous les autres restaient dénudés, silhouettes grisâtres plantées dans un sol encore endormi et surplombées par de vertigineuses murailles naturelles.
Perché sur son cheval dans un bosquet de pins et de chênes, Perrin Aybara tremblait de froid. Pour se réchauffer, il tentait de resserrer sur son torse les pans de sa cape doublée de fourrure. Mais ce n’était pas facile quand on tenait un arc long dans une main – sans parler de la hache au tranchant en demi-lune glissée dans la ceinture du jeune homme. Pour avoir actionné les soufflets de la forge le jour où maître Luhhan avait fabriqué l’arme, Perrin savait qu’il s’agissait d’une très belle pièce d’armurerie.
Présentement, il s’en moquait comme d’une guigne, car le vent s’insinuait dans sa cape, menaçait d’abaisser la capuche qui protégeait ses boucles en bataille et parvenait à traverser sa veste. Transi, Perrin remuait les orteils dans ses bottes et se dandinait sur sa selle. Pourtant, son esprit n’était pas non plus concentré sur le froid.
Étudiant ses cinq compagnons, l’apprenti forgeron se demanda s’ils éprouvaient la même impression que lui. Pas la sensation d’attendre – après tout, ils étaient là pour ça – mais quelque chose de bien plus fort.
Trotteur, son cheval, piaffa d’impatience en secouant la tête. Perrin avait baptisé sa monture ainsi en référence à sa rapidité. Aujourd’hui, alors qu’il partageait l’impatience et la nervosité de son maître, l’animal aurait mérité un nom moins passe-partout.
J’en ai assez d’attendre, les fesses sur une selle, comme un pantin dont Moiraine tirerait les ficelles. Que la Lumière brûle cette Aes Sedai ! Quand cela finira-t-il ?
D’instinct, Perrin huma le vent. L’odeur des chevaux prédominait. Puis venait celle des hommes et de leur sueur. Très récemment, un lapin avait traversé ce bosquet, la peur lui donnant des ailes. Mais le renard qui le traquait ne l’avait pas rattrapé et tué ici…
S’avisant de ce qu’il faisait, le jeune homme cessa tout net.
Avec ce vent, je me demande comment j’ai fait pour ne pas m’enrhumer ! Et si j’avais eu cette chance, je ne me laisserais surtout pas soigner par Moiraine…
Quelque chose se manifesta à l’arrière-plan de la conscience de Perrin. Refusant de réagir à ce phénomène, il s’abstint d’en parler à ses compagnons.
Également en selle, un arc court de cavalerie prêt à tirer, les cinq hommes sondaient à la fois le ciel et le versant de la montagne. Insensibles aux assauts du vent qui malmenait leur cape, ces guerriers armés d’une épée longue accrochée dans leur dos arboraient un crâne rasé, à l’exception d’un court toupet. Les voir tête nue faisait frissonner Perrin, mais pour eux, le climat actuel était déjà agréablement printanier. Sur une enclume plus dure que toutes celles que Perrin connaissait, ces gaillards avaient été martelés jusqu’à ce qu’il ne reste plus de fragilité en eux. Une nécessité pour ces soldats du Shienar, un pays sans cesse exposé à des raids de Trollocs venus de la Flétrissure. Dans les Terres Frontalières, même les fermiers et les marchands savaient manier une arme, si ça s’imposait. Et ces types n’étaient pas des paysans, mais des militaires de métier entraînés pratiquement depuis le jour de leur naissance.
Perrin s’étonnait parfois qu’ils lui montrent tant de respect et ne rechignent pas à lui obéir. À croire qu’il avait des droits spéciaux ou des connaissances qui ne leur étaient pas accessibles.
Ou alors, c’est par pure amitié, qui sait ?
Les lanciers n’étaient pas aussi grands que lui – ni aussi costauds. Après des années de travail dans la forge de maître Luhhan, ses bras et ses épaules en imposaient à la majorité des hommes. Cependant, et bien qu’il n’eût pas encore vraiment de barbe, Perrin se rasait désormais tous les jours pour couper court aux plaisanteries sur sa jeunesse. D’amicales taquineries, certes, mais des taquineries quand même… Et s’il parlait de sa « sensation », ça recommencerait, il en était sûr et certain.
S’arrachant à sa rêverie, Perrin se souvint qu’il était lui aussi censé monter la garde. Après s’être assuré que sa flèche était bien encochée, il scruta la vallée qui se déroulait en direction de l’ouest, s’élargissant à mesure qu’elle descendait. Vestiges de l’hiver, de grands rubans sinueux de neige s’accrochaient toujours au sol. Si la majorité des arbres était encore dépouillé, comme partout, il y avait assez de pins, de chênes et de sapins pour dissimuler tout intrus assez familier de la forêt pour tirer parti de ce camouflage naturel. Et si des gens avançaient sous le couvert de ces végétaux, il ne pouvait pas s’agir de banals voyageurs. Les mines étaient bien trop loin au sud ou au nord, et avec la mauvaise réputation des montagnes de la Brume – souvent présentées comme l’antichambre de la mort – la plupart des gens préféraient faire un long détour plutôt que de s’y aventurer.