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Alors que les yeux de Perrin brillaient comme de l’or poli, la sensation se fit plus pressante, devenant comme une démangeaison.

Non !

Perrin aurait pu repousser la démangeaison, mais l’attente ne disparaîtrait pas pour autant. Comme s’il était en équilibre instable au bord d’un gouffre. Ou plutôt, comme si le monde entier menaçait d’y basculer. Tout ça parce que quelque chose de très « déplaisant » était tapi dans les montagnes, autour de ses compagnons et lui ?

Il existait une façon de le savoir. Dans des endroits comme celui-ci, où les hommes s’aventuraient rarement, les loups se sentaient comme chez eux…

Perrin étouffa cette idée avant qu’elle ait pu envahir sa conscience.

Non, il vaut mieux ne rien savoir… Tout est préférable à ça !

Le détachement auquel appartenaient Perrin et les cinq lanciers n’était pas bien gros, mais il disposait cependant d’éclaireurs. S’il y avait une menace cachée, ces hommes la découvriraient.

Ce problème est en quelque sorte ma forge – donc à moi de m’en occuper. Eux, ils se chargeront de la leur…

Sa vue étant bien meilleure que celle des autres, Perrin fut le premier à repérer le cavalier en approche. Même pour lui, la silhouette qui avançait à travers les arbres, venant de la direction du Tarabon, n’était qu’une tache de couleur vive perchée sur une masse noir et blanc – un cheval pie, tout simplement.

Eh bien, ce n’est pas trop tôt !

Perrin ouvrit la bouche pour avertir ses compagnons de l’arrivée d’une cavalière – jusque-là, il s’était toujours agi d’une femme, en tout cas – mais Masema l’en empêcha.

— Un corbeau…, lâcha-t-il comme un juron.

Perrin leva les yeux. À une centaine de pas de là, un oiseau noir décrivait des cercles au-dessus de la cime des arbres. Il s’intéressait peut-être à une charogne gisant sur la neige, ou à un petit rongeur affolé, mais Perrin ne pouvait pas prendre le risque de l’épargner. Pour le moment, il ne semblait pas avoir repéré les six hommes, mais la cavalière entrerait bientôt dans son champ de vision. Levant son arc, Perrin l’arma et lâcha sa flèche sans marquer de pause. Près de lui, il entendit claquer d’autres cordes d’arc, mais son attention resta rivée sur le corbeau.

Touché par le projectile de Perrin, l’oiseau tomba comme une pierre et les deux flèches suivantes traversèrent le tourbillon de plumes et de sang qu’il avait laissé derrière lui. Leur arc armé, les trois guerriers du Shienar qui n’avaient pas tiré sondaient le ciel, au cas où le corbeau n’aurait pas été seul.

— Doit-il faire son rapport, en quelque sorte, ou son maître voit-il tout ce qu’il voit ?

— L’oiseau fait son rapport – à un Blafard, en règle générale.

Ayant entendu la question de Perrin – qu’il n’avait pas vraiment voulu poser à haute voix –, Ragan, le plus jeune lancier (dix ans de plus que Perrin, et encore), avait répondu tout en encochant une nouvelle flèche dans son arc.

Dans les Terres Frontalières, la tête de tous les corbeaux était mise à prix. De mémoire d’homme, personne n’avait jamais eu la naïveté de croire qu’il puisse s’agir de banals oiseaux.

— Par la Lumière, continua Ragan, si le Fléau du Cœur voyait tout ce que voient ses corbeaux, nous n’aurions jamais atteint les montagnes vivants.

La voix du jeune soldat ne tremblait pas. Pour ses frères d’armes et lui, la mort était une compagne familière.

Perrin frissonna – pas de froid – et au fond de sa tête, une petite voix lança un défi à la Faucheuse. Le Fléau du Cœur… Dans chaque pays, un nom différent. Le Fléau de l’Âme, le Croc du Cœur, le Seigneur de la Tombe ou le Maître du Crépuscule… (Mais partout, le Père des Mensonges et le Ténébreux.) Tout ça pour ne pas prononcer son vrai nom et attirer son attention…

Le Ténébreux utilisait souvent les corbeaux et les corneilles comme espions. Dans les cités, il recourait aux rats.

Perrin tira une flèche du carquois accroché à sa ceinture, du côté opposé à la hache.

— Ton arc est gros comme une massue, dit Ragan, franchement admiratif, mais quelle précision ! Et quelle puissance ! Je préfère ne pas savoir ce qu’une de tes flèches ferait à un homme en armure.

Pour cette mission, les guerriers portaient une cotte de mailles dissimulée sous leur veste. En règle générale, ils se battaient en armure sur des destriers caparaçonnés.

— Trop long pour un cavalier, cet arc ! ricana Masema, la balafre triangulaire qui barrait une de ses joues se déformant bizarrement. Sauf de très près, peut-être, un bon plastron arrête une flèche, même à tête lourde. Et si tu rates ton premier tir, Perrin, l’homme que tu visais t’étripe avant que tu aies le temps de recommencer.

— C’est justement la différence, Masema, dit Ragan. (Le ciel demeurant vide, il se détendit un peu.) Avec les arcs de Deux-Rivières, je parie qu’il n’y a pas besoin de tirer de si près.

Masema voulut répondre, mais il n’en eut pas le temps.

— Vous allez fermer vos fichus clapets ! cria Uno.

Avec la cicatrice qui lui barrait la moitié gauche du visage – et son œil manquant – le sous-officier n’était guère engageant à regarder, même pour un dur à cuire du Shienar. Pendant l’automne, alors que l’expédition traversait les montagnes, il s’était acheté un cache sur lequel figurait un œil peint. Éternellement plissé, ce faux globe oculaire aux reflets rouges colériques ne faisait rien pour adoucir le regard du redoutable borgne.

— Si vous ne pouvez pas rester concentrés sur une fichue mission, je suis sûr qu’un bon tour de garde supplémentaire, cette nuit, remettra en place vos maudites idées.

Ragan et Masema se ratatinèrent sous le regard furibard d’Uno. Les foudroyant une dernière fois de son œil unique, celui-ci se tourna vers Perrin.

— Tu as vu quelque chose ?

Face à un officier nommé par le roi du Shienar – ou le seigneur de Fal Dara – le sergent aurait peut-être réussi à se montrer un poil plus aimable. Pourtant, son ton indiquait qu’il était prêt à faire ce que Perrin proposerait, le cas échéant…

Les soldats savaient qu’il voyait bien plus loin qu’eux. Comme la couleur de ses yeux, cela leur semblait faire partie de lui, et ils ne s’en formalisaient pas. Ils ignoraient bien des choses sur le jeune homme, mais ça ne les empêchait pas de l’accepter – tel qu’ils le voyaient, bien entendu, pas pour ce qu’il était vraiment. À leurs yeux, le monde changeait et la Grande Roue du destin tournait beaucoup plus vite qu’avant. En d’autres termes, l’impossible devenait possible. Pour les compagnons de Perrin, le reste n’avait guère d’importance, et ils n’allaient pas s’inquiéter parce qu’un type avait des yeux d’une couleur que personne n’avait jamais vue jusqu’ici.

— Elle approche, dit l’apprenti forgeron. Vous devriez réussir à la voir – là, dans cette direction.

Il tendit un bras et Uno se pencha en avant, son œil factice opportunément plissé. Puis il hocha dubitativement la tête.

— Quelque chose bouge bien dans cette fichue direction…

Quelques soldats acquiescèrent puis échangèrent des murmures inquiets. Uno les foudroyant du regard, ils recommencèrent docilement à sonder le ciel et les environs.