Perrin comprit soudain ce que signifiaient les couleurs vives qu’arborait la cavalière. Une cape rouge qui, en s’écartant, laissait apercevoir une robe vert pomme… Bien sûr, ça allait de soit…
— C’est une Zingara !
Dans le monde, personne d’autre ne s’habillait de couleurs si voyantes et si mal assorties – en tout cas, pas sans y être forcé.
Les femmes qu’ils avaient rencontrées et guidées toujours plus profondément au cœur des montagnes appartenaient à toutes les catégories imaginables. Il y avait eu une mendiante en haillons qui avançait à pied au cœur d’une tempête de neige, une négociante solitaire qui progressait à la tête d’une colonne de chevaux de bât lourdement chargés, et une dame en habits de soie et en riches fourrures, sa selle rehaussée d’ornements en or en parfaite harmonie avec les rênes décorées de pompons rouges de son palefroi… La mendiante les avait quittés avec une bourse pleine de pièces d’argent – bien plus que Perrin les aurait crus en mesure de donner, au moins jusqu’à ce que la dame leur laisse une bourse de pièces d’or encore plus rebondie.
Des femmes de toutes les conditions sociales, immanquablement seules et originaires d’un peu partout : le Tarabon, le Ghealdan et même l’Amadicia. Mais Perrin ne s’attendait sûrement pas à une Tuatha’an.
— Une fichue Zingara ? s’écria Uno.
Les autres soldats firent écho à sa surprise.
Ragan secoua la tête, faisant osciller son toupet.
— Une Zingara ne se mêlerait pas de cette affaire. Soit cette femme n’en est pas une, soit elle n’est pas la personne que nous devons rencontrer.
— Les Gens de la Route, marmonna Masema. Des bons à rien et des lâches !
L’œil d’Uno s’étrécit jusqu’à ressembler au trou rond d’une enclume de forgeron. Avec le globe oculaire rouge peint sur son cache, cela lui donna un regard de prédateur assoiffé de sang.
— Des lâches, Masema ? siffla-t-il. Si tu étais une femme, aurais-tu le fichu courage de monter jusqu’ici, seule et désarmée ?
S’il s’agissait vraiment d’une Zingara, la femme ne porterait pas d’armes, ça ne faisait aucun doute. Masema ne répondit pas, mais la cicatrice, sur sa joue, se contracta et pâlit.
— Que la Lumière me brûle, mais je ne prendrais pas ce risque ! dit Ragan. Et toi non plus, Masema.
Le balafré tira sur les pans de sa cape et recommença à sonder le ciel.
— Ce fichu charognard de corbeau était seul, ricana Uno.
Progressant sur une bande de terre, entre deux étendues de neige, la jument pie à long poil continuait d’avancer. À un moment, la femme en tenue extravagante s’arrêta pour étudier quelque chose, sur le sol, puis elle tira sur la capuche de sa cape, se couvrant mieux la tête, et repartit au petit trot.
Le corbeau mort…, comprit Perrin. Cesse de t’intéresser à cette charogne, femme, et accélère le rythme. Tu viens peut-être avec le mot qui nous sortira enfin d’ici. Si Moiraine consent à nous laisser filer avant le printemps. Que la Lumière la brûle !
Un moment, Perrin se demanda si sa dernière imprécation visait l’Aes Sedai ou la Zingara qui prenait tout son temps pour arriver.
Si elle ne modifiait pas sa trajectoire, elle passerait à une bonne trentaine de pas du bosquet. Les yeux baissés sur le sol que foulait sa monture, elle ne semblait pas avoir vu les cavaliers dissimulés entre les arbres.
Perrin talonna Trotteur, qui bondit en avant, soulevant un tourbillon de neige.
— En avant ! ordonna très calmement Uno dans le dos du jeune homme.
La femme s’avisa qu’il se passait quelque chose lorsque Trotteur eut avalé la moitié de la distance à parcourir pour la rejoindre. Sursautant, elle tira sur les rênes de sa jument, qui s’immobilisa aussitôt. Puis elle regarda les six cavaliers se déployer en un arc de cercle dont elle figurait le centre. Sur sa cape rouge, des broderies bleu vif – un motif appelé le lacis de Tear – agressaient l’œil même à distance. Si elle n’était plus de la première jeunesse, comme en attestaient les mèches de cheveux gris s’échappant de sa capuche, la Zingara était épargnée par les rides – si on oubliait son front plissé depuis qu’elle avait remarqué les armes des six hommes. L’expression d’une profonde désapprobation, Paradigme de la Feuille oblige, mais sans une once d’angoisse visible. Les mains posées sur le pommeau de sa selle usée mais bien entretenue, elle ne paraissait pas effrayée. Et de fait, constata Perrin, elle ne sentait pas la peur.
Arrête ça, bon sang !
Pour ne pas perturber la Zingara, le jeune homme se força à parler d’une voix très douce :
— Bonne maîtresse, je me nomme Perrin. Si tu as besoin d’aide, je ferai tout mon possible. Dans le cas contraire, puisse la Lumière t’accompagner. Mais sauf si les Tuatha’an ont changé leurs habitudes, tu sembles être très loin des roulottes de ton peuple.
Avant de répondre, la Zingara dévisagea tour à tour les six cavaliers. Dans ses yeux, Perrin lut une bienveillance qui n’avait rien de surprenant chez une adepte du Paradigme.
— Je cherche… une femme.
L’hésitation, presque imperceptible, en disait très long. La voyageuse ne cherchait pas n’importe quelle femme, mais une Aes Sedai.
— Bonne maîtresse, a-t-elle un nom ? demanda Perrin.
Ces derniers mois, il avait trop souvent posé la question pour avoir besoin d’une réponse, mais c’était en forgeant qu’on devenait forgeron…
— Elle se nomme… Eh bien, parfois, elle se fait appeler Moiraine. Et moi, je suis Leya.
— Nous allons te conduire à elle, maîtresse Leya. Nous avons de bons feux de camp, et quand la chance nous sourit, de quoi faire un repas chaud. (Perrin ne secoua pourtant pas tout de suite les rênes de Trotteur.) Comment nous as-tu trouvés ?
La question rituelle que posait Perrin, chaque fois que Moiraine l’envoyait attendre à un endroit précis une femme qui devait venir. La réponse serait tout aussi rituelle, mais ça ne changeait rien…
Leya haussa les épaules puis souffla, mal à l’aise :
— En suivant ce chemin, je savais que quelqu’un m’attendrait et me conduirait à elle… Ne me demande pas comment j’en avais la certitude… J’ai des nouvelles pour Moiraine.
Perrin ne chercha pas à savoir lesquelles. Les voyageuses ne parlaient qu’à l’Aes Sedai, il avait payé pour l’apprendre.
Et l’Aes Sedai nous transmet ce qui lui chante…
Les Aes Sedai ne mentaient jamais, mais leur conception de la vérité, disait-on, pouvait être très différente de celle du commun des mortels.
Mais il est trop tard pour pleurnicher, pas vrai ?
— C’est par là, maîtresse Leya, dit Perrin en désignant le versant de la montagne.
Conduits par Uno, les soldats suivirent Perrin et la Zingara sur la pente escarpée. Les guerriers continuaient à se méfier autant du ciel que de leur environnement terrestre et les deux qui fermaient la marche gardaient en permanence un œil sur ce qui se passait derrière eux.
Un long moment, la colonne avança dans un silence uniquement troublé par le bruit des sabots – parfois un simple crissement, sur les étendues de neige, et à d’autres occasions, sur la terre nue jonchée de pierres, un bruit à la fois plus sourd et plus fort. Plus d’une fois, Leya jeta un coup d’œil à Perrin, étudiant son visage, son arc ou sa hache, mais elle ne lui adressa pas la parole. Gêné par cette série d’examens, le jeune homme évita de regarder la Zingara. Autant que possible, il s’arrangeait pour que les gens de rencontre ne remarquent pas ses yeux…
— Connaissant la philosophie de ton peuple, finit-il par dire, j’ai été surpris de voir arriver une Zingara.
— On peut s’opposer au mal sans recourir à la violence, répondit Leya comme si cette réflexion tombait sous le sens.