Выбрать главу

Dans les basses terres, l’hiver s’en allait ou était parti, cependant ici dans les hauteurs il se maintenait encore, capitonnant de larges plaques blanches les flancs pentus des montagnes. Seuls les arbres au feuillage persistant gardaient feuilles ou aiguilles ; toutes les autres branches étaient dépouillées, se dessinant brunes ou grises sur le roc et sur le sol pas encore réveillé. Il n’y avait pas d’autre bruit que la course rapide du vent vif sur la neige et la pierre. La terre semblait attendre. Attendre que quelque chose se produise subitement.

À cheval, juste derrière les premiers arbres d’un petit bois de lauréoles et de pins, Perrin Aybara frissonna et ramena contre lui son manteau doublé de fourrure, aussi étroitement qu’il le pouvait avec un arc de guerre dans une main et une grande hache à lame en demi-lune à la ceinture. C’était une solide hache d’armes en acier ; Perrin avait actionné le soufflet le jour où Maître Luhhan l’avait forgée. Le vent s’acharna d’une rafale contre son manteau, rabattant le capuchon et découvrant ses boucles épaisses, et transperça son bliaud ; Perrin remua les orteils dans ses bottes pour les dégourdir et se déplaça sur sa selle au grand troussequin, mais son esprit ne se préoccupait pas du froid, en réalité. Examinant ses cinq compagnons, il se demanda s’ils en éprouvaient eux aussi le poids. Non pas de cette attente pour laquelle ils avaient été envoyés ici, mais de quelque chose de plus.

Steppeur, son cheval, changea de pied et secoua la tête. Perrin avait donné ce nom à l’étalon gris louvet[1] à cause de sa belle allure, mais maintenant Steppeur semblait gagné par l’irritation et l’impatience de son cavalier. Je suis las de toute cette attente, de cette immobilité où Moiraine nous maintient aussi fermement qu’avec des tenailles. Que brûle cette Aes Sedai ! Quand cela finira-t-il ?

Machinalement, il flaira le vent. L’odeur de cheval prédominait, ainsi que l’odeur d’hommes et de transpiration humaine. Un lapin était passé au milieu de ces arbres il n’y avait pas longtemps, la peur donnant de l’énergie à sa fuite, mais le renard lancé sur sa piste n’avait pas tué là. Perrin se rendit compte de ce qu’il était en train de faire et cessa. On s’attendrait à ce que j’aie le nez bouché avec tout ce vent. Il regrettait presque que ce ne soit pas le cas. Et je ne laisserais pas non plus Moiraine y remédier.

Quelque chose le sollicita à l’arrière-plan de son esprit. Il se refusa à y prêter attention. Il s’abstint de parler de ce qu’il ressentait à ses compagnons.

Les cinq autres hommes étaient en selle, leur court arc de chasse bandé et prêt à tirer, leurs yeux fouillant du regard le ciel au-dessus de leurs têtes autant que les pentes peu boisées au-dessous d’eux. Ils avaient l’air insensibles au vent qui faisait claquer leurs capes comme des drapeaux. La poignée d’un espadon – cette épée que l’on manie à deux mains – saillait par-dessus l’épaule de chacun d’eux, sortant par une fente dans leur manteau. Perrin avait encore plus froid rien qu’à voir leurs têtes nues, rasées à part un petit chignon. Pour eux, ce temps était déjà pratiquement celui d’un printemps bien avancé. Toute mollesse était extirpée de leurs êtres à force d’avoir été martelés dans une forge plus rude qu’il n’en avait jamais connu. Ils étaient originaires du Shienar, une de ces Marches qui longeaient là-haut la Grande Dévastation, où les incursions trolloques pouvaient se produire n’importe quelle nuit, où même un marchand ou un fermier risquait fort d’être contraint de s’armer d’un arc ou d’une épée. Et ces hommes étaient non pas des paysans mais des guerriers presque depuis la naissance.

Il s’étonnait parfois de les voir se ranger à son avis et se laisser conduire par lui. C’était comme s’ils pensaient qu’il avait quelque droit particulier, quelque connaissance qui leur était cachée. Ou peut-être sont-ils simplement mes amis, songea-t-il avec une grimace sarcastique. Ils n’étaient pas aussi grands que lui ni aussi massifs – des années d’apprentissage auprès d’un forgeron lui avaient donné une carrure et des bras suffisants pour y tailler deux de la plupart de ses compagnons –, mais il avait commencé à se raser tous les matins pour mettre un terme à leurs plaisanteries sur sa jeunesse. Plaisanteries amicales mais plaisanteries tout de même. Il ne voulut pas leur donner prétexte à recommencer leurs taquineries s’il leur parlait d’une simple impression.

Avec un sursaut, Perrin se rappela qu’il était censé monter la garde, lui aussi. Vérifiant la flèche encochée sur son arc, il scruta la vallée qui s’enfonçait vers l’ouest, s’élargissant à mesure qu’elle s’abaissait, sillonnée de tortillons de neige, souvenirs de l’hiver. La plupart des arbres éparpillés là-bas griffaient encore le ciel de leurs branches dénudées par la mauvaise saison, mais des arbres au feuillage persistant – pins, lauréoles, sapins et houx, et même quelques chênes verts – se dressaient sur les pentes et le fond de la vallée en nombre suffisant pour masquer quiconque savait se mettre à couvert. Toutefois, personne n’irait par là sans un but précis. Les mines se trouvaient toutes dans le sud et même plus loin au nord ; la plupart des gens croyaient que la malchance régnait dans les Montagnes de la Brume, et rares étaient ceux qui y venaient s’ils pouvaient s’en dispenser. Les yeux de Perrin luisaient comme de l’or poli.

Ce qui avait été un simple appel dans son esprit devint une insistance ardente. Non !

Il était capable de faire la sourde oreille à cet appel taraudant, mais la sensation d’imminence refusa de s’effacer. Il avait l’impression qu’il chancelait au bord d’un gouffre. Que tout chancelait. Il se demanda si quelque chose de déplaisant se trouvait dans les montagnes qui les entouraient. Il avait un moyen de s’en assurer, peut-être. Dans des lieux comme ceux-ci, rarement fréquentés par les hommes, vagabondaient presque toujours des loups. Il réprima cette idée avant qu’elle ait eu le temps de s’ancrer. Mieux vaut rester dans l’expectative. C’est préférable à ça. Le nombre des loups n’était pas important, mais ils avaient des éclaireurs. S’il y avait quoi que ce soit là-bas, leurs patrouilleurs le découvriraient. Ceci est ma forge, j’en prendrai soin ; qu’ils se chargent de la leur[2].

Sa vue portait plus loin que celle de ses compagnons, aussi fut-il le premier à repérer la silhouette à cheval venant de la direction du Tarabon. Même pour lui, elle n’était qu’un point aux couleurs vives dans le lointain, suivant un trajet sinueux au milieu des arbres, tantôt visible, tantôt invisible. Un cheval pie, songea-t-il. Et ce n’est pas trop tôt ! Il ouvrit la bouche pour l’annoncer – ce serait une femme ; tous les autres cavaliers arrivés avant étaient des femmes – quand Masema marmotta soudain : « Corbeau ! » comme un juron.

Perrin releva la tête d’une secousse. Un gros oiseau noir décrivait des allées et venues au-dessus des arbres à pas plus de cent pas. Son gibier pouvait être une charogne gisant dans la neige ou quelque petit animal, cependant Perrin ne devait pas courir ce risque. Le corbeau ne paraissait pas les avoir vus, mais la cavalière qui approchait parviendrait bientôt dans son champ visuel. À l’instant où Perrin repéra le corbeau, son arc se leva, il le banda – l’empennage de la flèche à hauteur de la joue, à hauteur d’oreille – et laissa aller d’un seul mouvement souple. Il eut vaguement conscience du claquement de cordes d’arc près de lui, mais son attention était concentrée sur l’oiseau noir.

Subitement, celui-ci tourna sur lui-même dans un éparpillement de plumes couleur du cœur de la nuit quand la flèche de Perrin l’atteignit et il tomba du ciel tandis que deux autres flèches traversaient l’espace où il volait auparavant. Leur arc à demi bandé, les autres Shienariens scrutaient le ciel, cherchant s’il avait un compagnon.

вернуться

1

C’est-à-dire à la robe gris jaunâtre comme celle des loups. (N.d.T.)

вернуться

2

Dans L’Œil du Monde, premier volume qui donne son titre au cycle, quand l’Aes Sedai Moiraine emmène du bourg, le Champ d’Edmond, au pays des Deux Rivières en Andor, trois jeunes gens – Rand, Mat et Perrin – pour les soustraire aux forces de l’Ombre, car ils sont « Ta’veren » et voués selon les prophéties à aider au triomphe de la Lumière sur l’Ombre –, au cours de cette fuite, Perrin s’est découvert une affinité avec les loups. Il peut communiquer avec eux et même ses yeux de bruns ont viré au jaune comme les leurs. Cependant, de peur de perdre son identité humaine, Perrin résiste à se servir de ce don… autant que les circonstances le permettent ; néanmoins, il a acquis leur instinct, leur flair et leur acuité de vision. N’empêche que les loups, qui l’ont surnommé Jeune Taureau, demeurent ses fidèles alliés. C’est ce qui explique les réflexions de Perrin et certaines ambiguïtés du texte pour qui ne se souviendrait pas de la métamorphose du jeune forgeron. (N.d.T.)