« Est-il obligé de faire un rapport, murmura Perrin d’un ton interrogateur, ou Lui… voit-il ce que voit le corbeau ? » Il n’avait pas eu l’intention d’être entendu, mais Ragan, le plus jeune des Shienariens, moins de dix ans son aîné, répondit en ajustant une nouvelle flèche sur son petit arc.
« Il doit aller faire son rapport. À un Demi-Homme, en général. » Dans les Marches, il y avait une prime pour tout corbeau abattu ; personne là-bas n’osait présumer qu’un corbeau était seulement un oiseau. « Par la Lumière, si Tue-Cœur voyait ce que voient les corbeaux, nous aurions été tous morts avant d’atteindre les montagnes. » La voix de Ragan était paisible ; ce genre d’incident, c’était monnaie courante pour un guerrier du Shienar.
Perrin frissonna, d’un frisson qui n’était pas provoqué par le froid et, au fond de son cerveau, quelque chose gronda un défi à la mort. Tue-Cœur. Des noms différents dans des pays différents – Mort-de-l’Âme et Croc-dans-le-Cœur, Seigneur de la Tombe et Seigneur du Crépuscule – et même Père des Mensonges et le Ténébreux, tout cela pour éviter de l’appeler par son véritable nom et ne pas attirer son attention. Le Ténébreux se servait souvent comme espions de corbeaux et de corneilles, et de rats dans les villes. Perrin tira une autre flèche à large pointe du carquois accroché sur sa hanche en pendant à la hache placée de l’autre côté.
« Il est peut-être aussi gros qu’une massue, mais il sait atteindre le but, commenta Ragan d’un ton admiratif en jetant un coup d’œil à l’arc de Perrin. Je n’aimerais pas assister à l’impact qu’il aurait sur un homme en armure. » Les guerriers du Shienar ne portaient pour le moment qu’une cotte de mailles légère sous leur manteau sans ornement, mais ils allaient généralement à la bataille revêtus d’une armure, les hommes aussi bien que leurs chevaux.
« Trop long pour un cavalier », se gaussa Masema. La cicatrice triangulaire sur sa joue brune aggravait encore le dédain de son sourire moqueur. « Une bonne cuirasse arrêtera même une flèche grosse comme un pieu sauf à courte distance, et si ton premier tir est raté l’homme que tu vises t’étripe.
— Justement, voilà son avantage, Masema. » Ragan se détendit légèrement, car le ciel demeurait vide. Le corbeau devait être seul. « Avec ces arcs des Deux Rivières, je parie qu’on n’a pas besoin de s’approcher bien près. »
Masema s’apprêta à riposter.
« Bougres de vous deux, arrêtez de caqueter ! » lança Uno. Avec une longue balafre du côté gauche et cet œil en moins, ses traits étaient farouches, même pour un natif du Shienar. Il s’était procuré un cache-œil pendant le trajet pour se rendre dans les montagnes, au cours de l’automne : un œil y était peint, un œil d’un rouge flamboyant avec une expression coléreuse en permanence qui ne facilitait nullement que l’on soutienne son regard. « Si vous n’êtes pas fichus de vous concentrer sur votre sacrée mission, je vous flanquerai des heures de garde supplémentaires cette nuit, peut-être que ça mettra un fichu frein à vos maudits clapets. » Ragan et Masema furent réduits au silence par sa mine féroce. Il leur adressa une dernière expression de menace qui s’estompa comme il se retournait vers Perrin. « Est-ce que vous voyez déjà quelque chose ? » Le ton était un peu plus rogue que celui qu’il aurait adopté envers un chef placé au-dessus de lui par le Roi du Shienar ou le Seigneur de Fal Dara, par contre une nuance dans sa voix indiquait qu’il était prêt à exécuter tout ce que Perrin suggérerait.
Ces hommes du Shienar savaient quelle acuité avait sa vision, mais ils considéraient apparemment cette faculté comme allant de soi, cela et aussi la couleur de ses yeux. Ils ne connaissaient pas le fin mot de la situation, mais ils acceptaient Perrin tel qu’il était. Tel qu’ils le croyaient être. Ils étaient prêts à admettre n’importe quoi. Le monde était en mutation, disaient-ils. Tout tournait sur les roues de la chance et du changement. Si un homme avait les yeux d’une couleur que n’avaient jamais eue des yeux humains, quelle importance, à présent ?
« Elle arrive, dit Perrin. Vous devriez la distinguer maintenant. Là-bas. » Il tendit le bras et Uno se pencha en avant en plissant la paupière de son bon œil, puis il finit par hocher la tête d’un air hésitant.
« Il y a un sacré machin qui bouge en bas. » D’autres aussi hochèrent la tête et murmurèrent. Uno les foudroya du regard et ils se remirent à observer le ciel et les montagnes.
Soudain Perrin comprit ce que signifiaient les couleurs vives portées par la lointaine cavalière : une jupe vert cru apparaissait furtivement sous un manteau rouge vif. « C’est une femme qui appartient au Peuple Nomade », dit-il avec surprise. Il n’avait jamais entendu parler de qui que ce soit d’autre qui s’habille de couleurs aussi voyantes et bizarrement combinées, pas par choix.
Les femmes qu’ils avaient quelquefois rencontrées et guidées plus avant au cœur des montagnes étaient de toutes sortes : une mendiante en guenilles avançant péniblement à pied pendant une tempête de neige ; une négociante seule qui conduisait une file de chevaux de bât portant des charges ; une dame de la noblesse vêtue de soieries et de belles fourrures, avec des pompons rouges aux rênes de son palefroi et des incrustations d’or sur sa selle. La mendiante s’en était allée avec une bourse d’argent – davantage qu’ils n’avaient les moyens de donner, avait pensé Perrin jusqu’à ce que la dame noble laisse une bourse d’or encore plus garnie. Des femmes de n’importe quelle classe sociale, toujours seules, venant du Tarabon, du Ghealdan et même d’Amadicia. Cependant il ne s’était absolument pas attendu à voir une Tuatha’an.
« Une sacrée Rétameuse ! » s’exclama Uno. Les autres firent écho à sa surprise.
Le chignon de Ragan oscilla comme il secouait la tête. « Une Rétameuse ne se mêlerait pas de ça. Ou bien elle n’est pas une Rétameuse ou bien elle n’est pas celle que nous sommes censés accueillir.
— Les Rétameurs, grommela Masema, des lâches bons à rien. » L’œil d’Uno se rétrécit jusqu’à ressembler au trou du poinçon à ajuster les clous de fer à cheval sur l’enclume du maréchal-ferrant ; avec l’œil peint en rouge sur son cache, cela lui donnait une mine terrible. « Des lâches, Masema ? dit-il d’une voix basse. Serais-tu femme, aurais-tu assez de cœur au ventre pour monter à cheval jusqu’ici seul et sans une bougre d’arme ? » Il n’y avait aucun doute que la cavalière n’avait pas d’arme si elle appartenait au Peuple des Tuatha’ans. Masema garda bouche close, mais la cicatrice de sa joue se crispa et pâlit.
« Que je brûle si je m’y risquais, commenta Ragan. Et que je brûle si tu t’y risquais toi aussi, Masema. »
Masema rajusta sa cape et examina le ciel avec ostentation.
Uno émit un bref reniflement. « Puisse la Lumière nous accorder que ce fichu mangeur de charogne soit seul », marmotta-t-il.
La jument aux longs poils bruns et blancs progressait lentement selon un itinéraire sinueux, choisissant un passage dégagé entre les larges banquettes de neige. Une fois, la femme aux vêtements éclatants s’arrêta pour examiner quelque chose sur le sol, puis elle tira plus en avant par-dessus sa tête le capuchon de son manteau et incita d’un coup de talon sa monture à reprendre sans hâte sa route. Le corbeau, songea Perrin. Cesse de regarder cet oiseau et avance, femme. Peut-être apportes-tu le mot qui va enfin nous sortir d’ici. En admettant que Moiraine ait l’intention de nous laisser partir avant le printemps. Que la Lumière la brûle ! Appliquait-il cette exclamation à l’Aes Sedai ou à la Rétameuse qui prenait apparemment tout son temps, il aurait été incapable de le préciser sur le moment.