Elle se retrouva en train de regarder de nouveau fixement ce message gratté dans la pierre : Que la Lumière me prenne en pitié et me laisse mourir. Ses mains se crispèrent en poings. Ses mâchoires se bloquèrent à force de se serrer pour ne pas crier ces mots. Mieux vaut mourir. Mieux vaut la mort que d’être livrée à l’Ombre, obligée de servir le Ténébreux !
Elle se rendit compte qu’une de ses mains s’était raidie autour de l’escarcelle pendue à sa ceinture. Elle sentait les deux anneaux à l’intérieur, le petit cercle du Grand Serpent et l’anneau torse plus grand en pierre.
« Elles n’ont pas emporté le ter’angreal », s’écria-t-elle avec étonnement. Elle l’extirpa de son escarcelle. Il pesait sur sa paume, tout en raies et paillettes de couleur, un anneau avec un seul côté.
« Nous n’étions même pas assez importantes pour qu’on nous fouille, commenta Élayne avec un soupir. Egwene, es-tu certaine que Rand vient ici ? Je préférerais de beaucoup me libérer toute seule plutôt que d’attendre que la chance l’amène mais, s’il y a quelqu’un en mesure de vaincre Liandrin et le reste d’entre elles, ce doit être lui. Le Dragon Réincarné est censé manier Callandor. Il est sûrement apte à les mettre en déroute.
— Pas si nous l’attirons dans une cage après nous, murmura Nynaeve. Pas si on a dressé un piège qu’il ne voit pas. Pourquoi contemples-tu obstinément cet anneau, Egwene ? Le Tel’aran’rhiod ne peut pas nous aider maintenant. Sauf si tu es capable de rêver un moyen de sortir d’ici.
— Peut-être que je le peux, répliqua-t-elle lentement. Je canalisais dans le Tel’aran’rhiod. Leur écran ne m’empêchera pas d’y aller. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de dormir, pas de canaliser. Et je suis sûrement assez fatiguée pour dormir. »
Élayne fronça les sourcils, ce qui la fit grimacer car cela tirait sur ses meurtrissures. « Je suis prête à sauter sur n’importe quelle chance, mais comment peux-tu canaliser même dans un rêve, coupée de la Vraie Source ? Et si tu peux, comment cela nous servira-t-il ici ?
— Je ne sais pas, Élayne. Que je sois isolée ici ne signifie pas que je le sois dans le Monde des Rêves. Cela vaut en tout cas la peine d’essayer.
— Peut-être, commenta Nynaeve d’un ton soucieux. Je suis prête moi aussi à saisir n’importe quelle chance, mais tu as vu Liandrin et les autres la dernière fois que tu as utilisé cet anneau. Et tu as dit qu’elles t’avaient vue aussi. Suppose qu’elles soient de nouveau là-bas ?
— Je l’espère, répliqua farouchement Egwene. Je l’espère. »
Serrant le ter’angreal dans sa paume, elle ferma les yeux. Elle sentit Élayne lisser ses cheveux, murmurer avec douceur. Nynaeve se mit à fredonner cette berceuse sans paroles du temps de son enfance ; pour une fois, elle n’en fut pas irritée du tout. Les caresses et les sons ouatés l’apaisèrent, la laissèrent s’abandonner à sa lassitude, laissèrent venir le sommeil.
Elle était habillée de soie bleue, cette fois-ci, mais elle ne remarqua guère plus que cela. Des brises légères effleuraient son visage sans meurtrissures et emportaient dans leur courant les papillons au milieu des fleurs des champs. Sa soif avait disparu, ses douleurs aussi. Elle se concentra pour atteindre la saidar et fut envahie par le Pouvoir Unique. Même le sentiment de triomphe éprouvé par cette réussite fut minime en comparaison de l’afflux en elle du Pouvoir.
À regret, elle se força à le relâcher, ferma les yeux et remplit le vide avec une image parfaite du Cœur de la Pierre. C’était l’unique endroit de la Pierre qu’elle savait se représenter en dehors de sa cellule, et comment distinguer d’un autre un cachot dépourvu de traits distinctifs ? Quand elle ouvrit les yeux, elle y était. Mais pas seule.
La silhouette de Joiya Byir se tenait devant Callandor, sa forme si immatérielle que la lumière surgissant de l’épée brilla à travers elle. L’épée de cristal ne scintillait plus seulement sous l’effet d’une lumière réfractée. Elle luisait par impulsions, comme si quelque source lumineuse intérieure était démasquée, puis masquée et de nouveau démasquée. La Sœur Noire eut un sursaut de surprise et se retourna vivement face à Egwene. « Comment ? Vous êtes isolée ! Votre faculté de Rêver est terminée ! »
Avant que le premier mot sorte de la bouche de cette femme, Egwene avait de nouveau appelé à elle la saidar, tissé le flux de l’Esprit selon le mode complexe qu’elle se rappelait avoir été utilisé contre elle et isola Joiya Byir de la Source. Les yeux de l’Amie du Ténébreux s’écarquillèrent, ces yeux cruels qui détonnaient tellement dans ce beau visage sympathique, mais Egwene tissait déjà l’Air. La forme de l’autre femme avait peut-être l’aspect de la brume, mais les liens l’enserraient. Egwene eut l’impression que maintenir l’un et l’autre flux dans leur tissage n’impliquait aucun effort. Il y avait de la sueur sur le front de Joiya Byir quand elle approcha.
« Vous avez un ter’angreal ! » La peur était visible sur le visage de cette femme, mais sa voix luttait pour la dissimuler. « Ce doit être cela. Un ter’angreal qui nous a échappé, et un qui ne requiert pas de canalisage. Vous imaginez-vous que cela vous servira à quelque chose, jeune fille ? Quoi que vous fassiez ici, cela n’affecte pas ce qui se passe dans le monde réel. Le Tel’aran’rhiod est un rêve. Quand je me réveillerai, je vous enlèverai moi-même votre ter’angreal. Prenez garde à ce que vous faites, de crainte que je n’aie des raisons d’être en colère quand je viendrai dans votre cellule. »
Egwene lui sourit. « Êtes-vous certaine de vous réveiller, Amie du Ténébreux ? Si votre ter angreal nécessite le canalisage, pourquoi ne vous êtes-vous pas réveillée dès que je vous ai isolée ? Peut-être êtes-vous incapable de vous réveiller aussi longtemps que vous serez isolée ici. » Son sourire s’effaça ; l’effort de sourire à cette femme était plus qu’elle ne pouvait assumer. « Un jour, quelqu’un m’a montré la cicatrice d’une blessure reçue dans le Tel’aran’rhiod, Amie du Ténébreux. Ce qui se produit ici reste réel quand vous vous éveillez. »
La sueur ruisselait maintenant sur les traits lisses, sans âge, de la Sœur Noire. Egwene se demanda si elle se croyait à deux doigts de la mort. Et regretta presque de ne pas être assez cruelle pour confirmer ses craintes. La plupart des coups invisibles qu’elle avait reçus provenaient de cette femme, comme un martèlement de poings, pour le seul motif qu’elle n’avait cessé d’essayer de s’écarter en rampant, pour le seul motif qu’elle s’était refusée à abandonner la partie.
« Une femme capable d’asséner une telle volée de coups, reprit-elle, ne devrait pas voir d’objection à en recevoir une moindre. » Elle tissa prestement un autre flux d’Air ; les yeux noirs de Joiya Byir s’exorbitèrent d’incrédulité quand le premier coup s’abattit en travers de ses hanches. Egwene savait comment ajuster le tissage pour ne pas avoir à le maintenir en place. « Vous vous rappellerez cela, et le sentirez, quand vous vous réveillerez. Quand je vous autoriserai à vous réveiller. Rappelez-vous cela aussi. Si jamais vous tentez ne serait-ce que de me battre, je vous renverrai ici et vous y laisserai pour le restant de vos jours ! » Les yeux de la Sœur Noire posaient sur elle un regard de haine, mais ils contenaient aussi comme des traces de larmes.
Egwene éprouva un bref sentiment de honte. Non pas de ce qu’elle infligeait à Joiya – cette femme méritait chaque coup, sinon pour la rossée qu’elle en avait reçue, en tout cas pour les morts de la Tour – non pas de cela, en réalité, mais parce qu’elle perdait du temps pour sa revanche personnelle alors que Nynaeve et Élayne étaient assises dans un cachot espérant contre tout espoir qu’elle puisse réussir à les sauver.