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Pendant que Ba’alzamon allongeait la main, Rand se redressa, se jeta dans un sursaut désespéré vers Callandor qui scintillait et flamboyait dans les airs. Il ne savait pas s’il arriverait à l’atteindre, ou la toucher s’il le pouvait, mais il était certain que c’était son unique chance.

Le coup de Ba’alzamon le frappa au moment où il bondissait, l’atteignit en plein corps, une sensation de déchirure et d’écrasement, pour arracher quelque chose de lui, pour tenter d’emporter une portion de lui-même. Rand poussa un cri perçant. Il eut l’impression de s’affaisser à la façon d’un sac vide, comme s’il avait été retourné à l’envers. La douleur dans son flanc, la blessure reçue à Falme, était presque bienvenue, quelque chose à quoi se raccrocher, un rappel de la vie. Sa main se referma convulsivement. Sur la poignée de Callandor.

Le Pouvoir Unique se rua à travers lui, en torrent plus violent qu’il ne l’aurait imaginé, du saidin dans l’épée. La lame de cristal devint encore plus éclatante même que le feu de Moiraine. Impossible de la regarder, impossible désormais de se rendre compte que c’était une épée, c’était seulement possible de voir que de la lumière flamboyait dans son poing. Rand combattit ce flot, lutta contre la marée implacable qui menaçait de l’emporter, tout ce qui était réellement lui, dans l’épée. Le temps d’un battement de cœur qui dura des siècles, il resta suspendu, oscillant, à la limite d’être emporté comme du sable par un mascaret. Avec une lenteur infinie, son équilibre s’affermit. C’était encore comme s’il se tenait pieds nus sur le fil d’un rasoir au-dessus d’un trou sans fond, cependant quelque chose lui dit qu’il ne pouvait pas s’attendre à mieux. Pour canaliser cette quantité du Pouvoir, il devait danser sur ce fil tranchant comme il avait dansé les figures de combat avec l’épée.

Il se tourna face à Ba’alzamon. L’arrachement à l’intérieur de son corps avait cessé dès que sa main avait touché Callandor. Rien qu’une seconde s’était écoulée, qui pourtant avait paru durer une éternité. « Vous n’aurez pas mon âme ! cria-t-il. À présent, je suis résolu à en finir une fois pour toutes ! Je veux en finir maintenant ! »

Ba’alzamon s’enfuit, l’homme et l’ombre disparurent.

Pendant un instant, Rand réfléchit, les sourcils froncés. Il y avait eu une sensation de… repli… au départ de Ba’alzamon. Une torsion, comme si Ba’alzamon avait en quelque sorte courbé ce qui était. Sans s’occuper des hommes qui le regardaient fixement, sans s’occuper de Moiraine recroquevillée à la base de la colonne, Rand se servit de Callandor pour atteindre et tordre le monde réel afin d’ouvrir une porte donnant sur quelque part ailleurs. Il ne savait pas ce qu’était cet ailleurs sinon que Ba’alzamon y était parti.

« Désormais, je suis le chasseur », dit-il, et il franchit le seuil de cette porte.

* * *

Les dalles tremblèrent sous les pieds d’Egwene. La Pierre trembla ; puis résonna. Egwene reprit son équilibre et s’arrêta, l’oreille tendue. Il n’y eut pas d’autre son, pas d’autre secousse. Quel que fût ce qui s’était produit, c’était fini. Elle reprit sa marche précipitée. Une porte constituée de barreaux de fer se dressa en travers de son chemin, avec une serrure grosse comme sa tête. Elle canalisa la Terre avant d’y arriver et, quand elle fit pression sur les barreaux, la serrure se fendit en deux.

Elle traversa rapidement la salle qui se trouvait derrière, s’efforçant de ne pas regarder les objets accrochés aux murs. Fouets et tenailles de fer étaient les plus anodins. Avec un léger frisson, elle poussa pour l’ouvrir une grille de fer plus petite et pénétra dans un couloir où s’alignaient des portes de bois brut, où de distance en distance des torches de jonc brûlaient dans des supports de fer ; elle éprouva presque autant de soulagement à laisser derrière elle ces objets suspendus qu’à découvrir ce qu’elle cherchait. Mais quelle cellule ?

Les portes de bois s’ouvrirent aisément. Certaines n’étaient pas fermées à clef et, sur les autres, les serrures ne résistèrent pas mieux que la plus grande de tout à l’heure. Par contre, chaque cellule était vide. Bien sûr. Personne ne chercherait à se voir en rêve dans un lieu pareil. Les prisonniers qui parviendraient à entrer au Tel’aran’rhiod rêveraient d’un endroit plus agréable.

Pendant un instant, Egwene éprouva un sentiment proche du désespoir. Elle avait voulu croire que découvrir leur cellule ferait une différence. Pourtant même la trouver pouvait être impossible. Ce premier couloir continuait à l’infini et d’autres couloirs le croisaient.

Tout à coup, elle vit quelque chose vaciller et disparaître juste devant elle. Une forme encore plus immatérielle que celle de Joiya Byir. Celle d’une femme, pourtant. Elle en était sûre. Une femme assise sur un banc à côté de la porte d’une des cellules. L’image réapparut, et s’effaça. Il n’y avait pas à se méprendre sur ce cou gracile et ce visage au teint clair à l’expression apparemment innocente avec ses paupières papillotantes près de succomber au sommeil. Amico Nagoyin était en train de s’endormir, rêvant de ses devoirs de gardienne de prison. Et apparemment jouait en somnolant avec un des ter’angreals volés. Egwene le comprenait, cela ; cesser d’utiliser celui que Vérine lui avait donné, même pendant quelques jours, lui avait demandé un grand effort.

Elle savait possible d’isoler une femme de la Vraie Source même si elle avait déjà appelé à elle la saidar, mais détacher un tissage déjà établi devait être bien plus difficile que dresser un barrage devant le flux avant qu’il commence. Egwene disposa les dessins du tissage, les apprêta, renforçant beaucoup plus cette fois les fils de l’Esprit, les formant plus épais et plus lourds, en un tissu plus dense avec une lisière tranchante comme un couteau.

La forme vacillante de l’Amie des Ténèbres réapparut et Egwene frappa avec les flux d’Air et d’Esprit. Pendant un instant, quelque chose sembla résister au tissage de l’Esprit et Egwene le poussa de toute sa force. Il glissa en place.

Amico Nagoyin hurla. C’était un son grêle, à peine audible, aussi peu perceptible qu’elle l’était elle – même, et elle paraissait presque une ombre de ce qu’avait été Joiya Byir. Pourtant les liens tissés avec de l’Air la retenaient ; elle ne disparut plus. La terreur déformait le ravissant visage de l’Amie des Ténèbres ; elle avait l’air de parler sans discontinuer, mais ses cris étaient des chuchotements trop bas pour qu’Egwene les perçoive.

Tout en disposant les tissages autour de la Sœur Noire, Egwene concentra son attention sur la porte de la cellule. Avec impatience, elle laissa le flux de Terre inonder la serrure de fer. Celle-ci tomba en poussière noire, dans un nuage qui se dissipa totalement avant de toucher le sol. Egwene ouvrit vivement la porte et ne fut pas surprise de trouver la cellule vide à part une torche de jonc qui brûlait.

Mais Amico est isolée et la porte est ouverte.

Pendant un instant, elle réfléchit à ce qu’elle allait faire ensuite. Puis elle sortit du rêve…

… et s’éveilla avec toutes ses meurtrissures, ses courbatures et sa soif, avec le mur de la cellule contre son dos, les yeux fixés sur la porte de la cellule hermétiquement fermée. Évidemment. Ce qui arrive aux êtres vivants là-bas reste réel quand ils s’éveillent. Ce que j’ai fait à la pierre, au fer ou au bois n’a pas d’effet dans le monde éveillé.