« Le Dragon ! criaient-ils. Al’Thor ! Le Dragon !
Al’Thor ! »
Observant par une meurtrière haut placée sur la paroi de la Pierre, Mat secoua la tête tandis qu’il écoutait le chœur des voix qui montaient par vagues de la cité. Eh bien, peut-être que c’est lui. Il avait encore beaucoup de mal à admettre que Rand était réellement là.
Tout le monde dans la Pierre avait l’air d’accord avec le peuple massé en bas ou s’il y avait des gens qui ne l’étaient pas ils n’en laissaient rien paraître. Il avait vu Rand juste une fois depuis la nuit précédente, qui longeait à pas rapides un couloir avec Callandor à la main, entouré par une douzaine d’Aiels voilés et traînant après lui une nuée de citoyens de Tear, un groupe de Défenseurs de la Pierre et la plupart des quelques Puissants Seigneurs survivants. Les Puissants Seigneurs, du moins, semblaient croire que Rand aurait besoin d’eux pour l’aider à régner sur le monde ; toutefois, les Aiels maintenaient cette foule en arrière avec une expression sévère et leurs lances s’il le fallait. Ils étaient certainement persuadés que Rand était le Dragon, bien que l’appelant Celui-qui-vient-avec-l’Aube. Il y avait près de deux cents Aiels dans la Pierre. Ils avaient perdu un tiers des leurs dans le combat, mais ils avaient tué ou capturé dix fois plus de Défenseurs.
Comme il se détournait de la meurtrière, il aperçut Rhuarc. Il y avait un haut présentoir à une extrémité de la salle, des roues verticales sculptées et polies en bois clair à bandes sombres avec des rayons suspendus entre elles de telle façon que tous les rayons demeuraient à l’horizontale quand les roues tournaient.
Chaque rayon supportait un gros livre, relié en or, les plats de sa couverture incrustés de gemmes scintillantes. L’Aiel avait ouvert un de ces livres et lisait. Des essais quelconques, pensa Mat. Qui aurait imaginé qu’un Aiel lisait des livres ? Qui aurait imaginé qu’un sacré Aiel sache lire ?
Rhuarc jeta un coup d’œil dans sa direction, tout yeux bleus froids et regard direct. Mat reporta vivement son attention ailleurs, avant que l’Aiel puisse déchiffrer ses pensées sur sa figure. Du moins n’est-il pas voilé, grâces en soient rendues à la Lumière ! Que je sois brûlé, cette Aviendha était à deux doigts de m’arracher la tête quand je lui ai demandé si elle pouvait exécuter d’autres danses sans les lances. Bain et Khiad présentaient un autre problème. Elles étaient certainement jolies et plus qu’amicales, mais il ne parvenait pas à parler à l’une sans que l’autre soit là. Les Aiels avaient l’air de trouver cocasses ses efforts pour se trouver seul à seule avec l’une d’elles et, aussi bien, Bain et Khiad. Les femmes sont bizarres, mais les Aielles font paraître normales leurs bizarreries !
La grande table au milieu de la salle, surchargée de sculptures et de dorures sur les angles et sur ses pieds massifs, avait été conçue pour les réunions des Puissants Seigneurs. Moiraine était installée dans un des sièges aux allures de trône, avec la Bannière au Croissant de Tear reproduite en doré, cornaline polie et nacre sur leur dossier élevé. Egwene, Nynaeve et Élayne étaient assises près d’elle.
« Je ne peux toujours pas croire que Perrin est ici dans Tear, disait Nynaeve. Êtes-vous sûre qu’il va bien ? »
Mat secoua la tête. Que Perrin se soit trouvé dans la forteresse la nuit dernière ne l’aurait pas étonné. Le forgeron avait toujours été plus courageux que quiconque ayant du bon sens.
« Il se portait comme un charme quand je l’ai quitté. » La voix de Moiraine était sereine. « Qu’il continue à être en bonne santé, je l’ignore. Sa… compagne se trouve en grand danger et peut-être s’y est-il mis lui-même aussi.
— Sa compagne ? dit brusquement Egwene. Qu’est-ce… Qui est la compagne de Perrin ?
— Quelle sorte de danger ? questionna impérieusement Nynaeve.
— Rien qui doive vous inquiéter, répliqua calmement l’Aes Sedai. J’irai la voir dès que possible, d’ici peu. Je n’ai tardé que pour vous montrer ceci, que j’ai découvert parmi les ter’angreals et autres objets du Pouvoir que les Puissants Seigneurs ont rassemblés au fil des années. » Elle sortit quelque chose de son escarcelle et le posa sur la table devant elle. C’était un disque de la dimension d’une main d’homme, apparemment fait de deux larmes emboîtées, une noire comme poix, l’autre blanche comme la neige.
Mat crut se rappeler en avoir déjà vu d’autres pareils. Anciens comme celui-ci, mais cassés alors que celui-ci était intact. Trois, il en avait vu ; pas tous ensemble, mais tous en morceaux. Pourtant ce n’était pas possible ; il se souvenait qu’ils avaient été faits en cuendillar, qu’aucune force ne pouvait briser, pas même le Pouvoir Unique.
« Un des sept sceaux que Lews Therin Meurtrier-des-siens et les Cent Compagnons ont apposés sur la prison du Ténébreux quand ils l’ont rescellée, dit Élayne, avec un petit hochement d’approbation comme si elle confirmait son souvenir.
— Plus précisément, rectifia Moiraine, un point de convergence pour un des sceaux. Toutefois en substance, vous avez raison. Au cours de la Destruction du Monde, ils ont été dispersés et cachés par mesure de sécurité ; depuis les Guerres trolloques, ils ont été réellement perdus. » Elle eut une brève aspiration dédaigneuse par le nez. « Je commence à ressembler à Vérine. »
Egwene secoua la tête. « Je suppose que j’aurais dû m’attendre à trouver cela ici. Par deux fois Rand a affronté Ba’alzamon et les deux fois il y avait un des sceaux à proximité.
— Et cette fois-ci intact, conclut Nynaeve. Pour la première fois, le sceau est intact. Comme si cela avait de l’importance, maintenant.
— Vous croyez que cela n’en a pas ? » La voix de Moiraine en dépit de sa sérénité laissait sous-entendre une menace, et ses jeunes compagnes la regardèrent en se rembrunissant.
Mat leva les yeux au ciel. Elles ne cessaient de parler de broutilles. Il n’aimait guère rester debout à moins de vingt pas de ce disque maintenant qu’il savait ce que c’était, quelle que fût la valeur de la cuendillar, mais… « Vous permettez ? » dit-il.
Elles se retournèrent toutes pour le dévisager comme s’il interrompait une conférence importante. Que je brûle ! Extrayez-les d’un cachot, sauvez-leur la vie une demi-douzaine de fois entre elles toutes avant que la nuit soit finie et elles vous toisent aussi férocement que cette sacrée Aes Sedai ! Elles ne m’ont même pas remercié non plus, hein ? On aurait cru aussi que je fourrais mon nez dans ce qui ne me regardait pas, au lieu d’empêcher un de ces sacrés Défenseurs de pourfendre l’une ou l’autre de son épée. À haute voix, il dit d’une voix conciliante : « Cela ne vous ennuie pas si je pose une question, hein ? Vous avez toutes discuté de ces… affaires… heu… d’Aes Sedai, et personne n’a pris la peine de m’expliquer quoi que ce soit.
— Mat ? » commença Nynaeve d’un ton réprobateur en tirant sur sa natte, mais Moiraine demanda, avec un calme juste teinté d’impatience : « Qu’est-ce que tu désires connaître ?
— Je veux savoir comment tout ceci peut s’être réalisé. » Il avait eu l’intention de garder une voix mesurée mais, malgré lui, il se passionna en poursuivant : « La Pierre de Tear est tombée ! Les Prophéties annonçaient que cela ne se produirait jamais avant l’arrivée du Peuple du Dragon. Cela signifie-t-il que c’est nous, ce fichu Peuple du Dragon ? Vous, moi, Lan et quelques centaines de fichus Aiels ? » Il avait vu le Lige au cours de la nuit ; décider qui de Lan ou d’un Aiel était le plus redoutable n’avait pas semblé facile. Comme Rhuarc se redressait et le regardait fixement, il ajouta précipitamment : « Heu, désolé, Rhuarc. La langue m’a fourché.