Ses yeux finirent par se tourner de nouveau vers la table à côté de lui, couverte de cartes avec, pêle-mêle, une jonchée de lettres et de rapports. Trois dessins roulés lâchement étaient posés au milieu de cet amas. Il en prit un à regret. Peu importait lequel ; tous représentaient la même chose, bien que tracés par des mains différentes.
La peau de Niall était mince comme un parchemin raclé, tendue par la vieillesse sur un corps qui semblait uniquement os et tendons, mais il n’y avait rien de frêle en lui. Nul homme ne remplissait les fonctions de Niall avant que sa chevelure ait blanchi, de même qu’aucun homme plus tendre que les pierres du Dôme de Vérité. Toutefois, il eut soudain conscience des tendons qui sillonnaient le dos de la main tenant le dessin, conscience de la nécessité de se hâter. Le temps était compté. Son temps était compté. Cela devait suffire. Il devait s’arranger pour que cela suffise.
Il se força à dérouler à demi le parchemin épais, juste assez pour voir le visage qui l’intéressait. Les craies étaient légèrement estompées par le transport dans des sacoches de selle, mais le visage était net. Un jeune homme aux yeux gris avec des cheveux tirant sur le roux. Il paraissait grand, mais c’était difficile à affirmer. À part les cheveux et les yeux, il aurait pu se trouver dans n’importe quelle ville sans attirer l’attention.
« Ce… ce garçon s’est proclamé le Dragon Réincarné ? » murmura Niall.
Le Dragon. Ce nom lui fit sentir le froid de l’hiver et de l’âge. Le nom porté par Lews Therin Telamon quand il avait condamné, alors et par la suite, tout homme capable de canaliser le Pouvoir Unique à la folie et à la mort, lui-même parmi eux. Plus de trois mille ans s’étaient écoulés depuis que l’orgueil des Aes Sedai et la Guerre de l’Ombre avaient mis un terme à l’Ère des Légendes. Trois mille ans, mais prophéties et récits avaient aidé les hommes à se souvenir – au moins de l’essentiel, si les détails s’étaient perdus. Lews Therin Meurtrier-des-Siens. Celui qui avait déclenché la Destruction du Monde, où des fous qui savaient capter la puissance régissant l’univers avaient nivelé des montagnes et noyé d’antiques pays sous les océans, où la face entière de la Terre avait été transformée, et tous ceux qui avaient été épargnés avaient fui comme des bêtes devant un incendie. Cela ne s’était pas terminé avant que meure le dernier Aes Sedai et que les survivants épars de la race humaine puissent commencer à tenter de reconstruire à partir des décombres – quand décombres il y avait encore. C’était imprimé comme au fer rouge dans les mémoires par les histoires que les mères racontaient à leurs enfants. Et les prophéties disaient que le Dragon renaîtrait.
Ce n’était pas une question dans l’esprit de Niall, mais Byar prit cette exclamation pour telle. « Oui, mon Seigneur Capitaine Commandant, il l’a fait. Jamais les faux Dragons dont j’ai entendu parler n’ont suscité folie pareille. Ils sont déjà des milliers à se déclarer en sa faveur. Le Tarabon et l’Arad Doman sont en pleine guerre civile, en même temps qu’en guerre l’un contre l’autre. On se bat tout au long de la Plaine d’Almoth et de la Pointe de Toman. Les Tarabonais contre les Domani contre les Amis du Ténébreux qui acclament le Dragon – ou du moins il y a eu des combats jusqu’à ce que le froid de l’hiver en paralyse la plupart. Je n’ai jamais vu tant de folie se propager avec cette rapidité, mon Seigneur Capitaine Commandant. Comme si on jetait une lanterne dans un grenier à foin. Il se peut que la neige ait donné au feu un coup d’arrêt, mais au printemps les flammes s’élèveront plus ardentes que jamais. »
Niall l’interrompit d’un doigt levé. Par deux fois déjà, il avait laissé Byar relater son récit d’un bout à l’autre, la voix brûlante de colère et de haine. Niall en connaissait une partie par d’autres sources et, dans certains domaines, il en savait davantage que Byar mais, chaque fois qu’il l’entendait, ce récit le piquait de nouveau au vif. « Geofram Bornhald et mille des Enfants morts ! Et du fait d’Aes Sedai. Vous n’avez aucun doute, Enfant Byar ?
— Aucun, Seigneur Capitaine Commandant. Après une escarmouche en nous rendant à Falme, j’ai vu deux des sorcières de Tar Valon. Elles nous ont coûté plus de cinquante morts avant que nous les ayons lardées de flèches.
— Vous êtes certain… absolument certain qu’elles étaient des Aes Sedai ?
— Le sol est entré en éruption sous nos pieds. » La voix de Byar était ferme et convaincue. Il n’avait guère d’imagination, ce Jaret Byar ; la mort est partie intégrante du destin d’un soldat, de quelque façon qu’elle survienne. « Des éclairs jaillis d’un ciel clair ont frappé nos rangs. Mon Seigneur Capitaine Commandant, qui d’autres auraient-elles pu être ? »
Niall hocha la tête d’un air sombre. Il n’y avait plus d’Aes Sedai hommes depuis la Destruction du Monde, mais les femmes qui revendiquaient encore ce titre étaient bien assez dangereuses. Elles se vantaient de leurs Trois Serments : ne pas dire un mot qui ne soit vrai, ne fabriquer aucune arme pouvant servir à un homme pour en tuer un autre, utiliser comme arme le Pouvoir Unique seulement contre les Amis du Ténébreux ou les Créatures de l’Ombre. Or donc voilà qu’elles avaient démontré quels mensonges étaient ces serments. Il avait toujours pensé que personne ne pouvait désirer la puissance qui était la leur pour autre chose que défier le Créateur, et cela voulait dire servir le Ténébreux.
« Et vous ne savez rien sur ceux qui ont pris Falme et tué la moitié d’une de mes légions ?
— Le Seigneur Capitaine Bornhald disait qu’ils s’appelaient des Seanchans, mon Seigneur Capitaine Commandant, répliqua Byar d’un ton flegmatique. Il disait qu’ils étaient des Amis du Ténébreux. Et la charge qu’il a conduite les a mis en déroute, quand bien même ils l’ont tué. » Sa voix devint plus intense. « Il y avait de nombreux réfugiés venus de la ville. Tous ceux à qui j’ai parlé s’accordaient à déclarer que les étrangers avaient lâché pied et s’étaient enfuis. C’est l’œuvre du Seigneur Capitaine Bornhald. »
Niall poussa un léger soupir. C’étaient presque les mêmes termes utilisés par Byar les deux premières fois à propos de l’armée qui avait apparemment surgi de nulle part pour s’emparer de Falme. Un bon soldat songea Niall, Geofram Bornhald l’avait toujours affirmé, mais pas un homme capable de réfléchir par lui-même.
« Mon Seigneur Capitaine Commandant, reprit soudain Byar, le Seigneur Capitaine Bornhald m’avait vraiment ordonné de rester à l’écart de la bataille. Je devais observer et vous rapporter ce qui s’était passé. Et expliquer à son fils, le Seigneur Dain, comment il était mort.
— Oui, oui », répliqua Niall avec impatience. Il examina pendant un instant le visage aux joues creuses de Byar, puis ajouta : « Nul ne doute de votre honnêteté ou de votre courage. C’est exactement le genre de chose que Geofram Bornhald déciderait à l’heure de livrer un combat où il craignait que succombent toutes ses troupes. » Et pas le genre de chose que vous avez assez d’imagination pour inventer.