Il n’y avait rien de plus à apprendre de cet homme. « Vous vous êtes bien acquitté de votre mission, Enfant Byar. Je vous autorise à aller annoncer le décès de Geofram Bornhald à son fils. Dain Bornhald se trouve avec Eamon Valda – près de Tar Valon, selon les derniers renseignements. Vous pouvez les rejoindre.
— Merci, mon Seigneur Capitaine Commandant. Merci. » Byar se releva et s’inclina profondément. Cependant, quand il se fut redressé, il hésita. « Mon Seigneur Capitaine Commandant, nous avons été trahis. » La haine donnait à sa voix un grincement de scie.
« Par cet Ami du Ténébreux dont vous avez parlé, Enfant Byar ? » Il ne put empêcher sa propre voix d’avoir un ton coupant. Une année de préparations minutieuses gisait anéantie parmi les cadavres de mille des Enfants et Byar voulait l’entretenir uniquement de cet homme. « Ce jeune forgeron que vous n’avez rencontré que deux fois, ce Perrin des Deux Rivières ?
— Oui, mon Seigneur Capitaine Commandant. J’ignore de quelle manière, mais je sais que le responsable c’est lui. J’en suis sûr.
— Je vais voir ce que l’on peut faire à son sujet, Enfant Byar. » Ce dernier ouvrit de nouveau la bouche, mais Niall le devança en levant une main maigre. « Vous pouvez partir, à présent. » L’homme au visage émacié n’eut pas d’autre choix que s’incliner encore une fois et s’en aller.
Comme la porte se refermait derrière lui, Niall s’assit avec lenteur dans son fauteuil à haut dossier. Qu’est-ce qui avait provoqué chez Byar cette haine de Perrin ? Il y avait beaucoup trop d’Amis du Ténébreux pour gaspiller de l’énergie à en détester un en particulier. Trop d’Amis du Ténébreux, de haute et basse naissance, qui se dissimulaient derrière de belles paroles et de francs sourires et qui servaient le Seigneur de l’Ombre. Toutefois, on ne risquait rien à inscrire un nom de plus sur les listes.
Il remua sur le siège dur, en quête d’une position confortable pour ses vieux os. Pas pour la première fois, il songea vaguement qu’un coussin ne serait pas un luxe excessif. Et pas pour la première fois il repoussa cette idée. Le monde courait au chaos et il n’avait pas de temps à perdre en concessions aux exigences de l’âge.
Il laissa tous les signes annonciateurs de désastre défiler en trombe dans son esprit. La guerre mettait aux prises le Tarabon et l’Arad Doman, la guerre civile déchirait le Cairhien et une fièvre guerrière montait dans le Tear et l’Illian, depuis longtemps ennemis. Peut-être ces guerres ne signifiaient-elles rien en elles-mêmes – les hommes s’étaient toujours fait la guerre –, mais d’ordinaire elles ne se déclaraient jamais simultanément. Et, en plus du faux Dragon quelque part sur la Plaine d’Almoth, un autre ébranlait la Saldaea et un troisième sévissait dans le Tear. Trois en même temps. Ils doivent tous être de faux Dragons. C’est impensable autrement.
Une douzaine de petits détails encore, quelques-uns n’étant peut-être que des rumeurs sans fondement, mais ajoutés au reste… Des Aiels avaient été signalés aussi loin à l’ouest que le Murandy et le Kandor. Rien que deux ou trois ensemble, cependant – que ce soit un ou mille – les Aiels n’étaient sortis de la Dévastation qu’une fois dans toutes les années qui avaient suivi la Destruction du monde. C’était uniquement lors de la Guerre des Aiels qu’ils avaient quitté cette terre désolée et sauvage. Les Atha’an Mierre, les natifs du Peuple de la Mer, se désintéressaient du commerce, disait-on, pour rechercher signes et présages – de quoi exactement ils ne le précisaient pas – et parcouraient la mer avec des navires à demi chargés ou même sur lest, totalement vides. Illian avait proclamé la Grande Quête du Cor pour la première fois depuis presque quatre cents ans, avait envoyé les Chasseurs chercher le fabuleux Cor de Valère, dont les prophéties disaient qu’il ferait sortir de la tombe les héros morts pour prendre part à la Tarmon Gai’don, la Dernière Bataille contre l’Ombre. Selon les bruits qui couraient, les Ogiers, toujours tellement reclus que la plupart des gens ordinaires les croyaient seulement des personnages de légende, avaient organisé des rencontres entre steddings en dépit des distances qui les séparaient.
Plus significatif encore aux yeux de Niall, les Aes Sedai avaient apparemment agi au grand jour. On racontait qu’elles avaient envoyé quelques-unes de leurs Sœurs dans la Saldaea pour combattre le faux Dragon Mazrim Taim. Quelque rare que fût ce don chez les hommes, Taim savait canaliser le Pouvoir Unique. Chose à craindre et à mépriser en soi, et rares étaient ceux qui croyaient réalisable de vaincre un homme tel que lui sans l’aide d’Aes Sedai. Autoriser des Aes Sedai à apporter leur concours valait mieux que d’affronter les horreurs inévitables à l’heure où il deviendrait fou, comme ces hommes le devenaient immanquablement. Cependant Tar Valon avait apparemment dépêché d’autres Aes Sedai pour soutenir l’autre faux Dragon de Falme. Aucune autre hypothèse ne cadrait avec les événements.
Cet ensemble le glaçait jusqu’à la moelle des os. Le chaos se multipliait, l’incroyable succédait à l’incroyable. Le monde entier semblait agité de remous, près d’entrer en ébullition. Pour lui, c’était clair. La Dernière Bataille allait réellement se déclencher.
Tous ses plans étaient annihilés, les plans qui auraient perpétué son nom chez les Enfants de la Lumière pendant cent générations. Toutefois l’effervescence implique des occasions favorables pour agir et il avait de nouveaux projets avec de nouveaux objectifs. S’il parvenait à conserver la force et la volonté de les mener à bien. Ô Lumière, laisse-moi me cramponner suffisamment longtemps à la vie.
Un coup tapé avec déférence à la porte le sortit de ses sombres réflexions. « Entrez ! » ordonna-t-il d’un ton sec.
Un serviteur en cotte et chausses blanc et or se présenta en s’inclinant. Les yeux fixés sur le sol, il annonça que Jaichim Carridin, Oint de la Lumière, Inquisiteur de la Main de la Lumière, était venu sur l’ordre du Seigneur Capitaine Commandant. Carridin survint sur les talons du serviteur sans attendre que Niall réponde. Ce dernier congédia d’un signe le serviteur.
Le battant n’était pas encore complètement refermé que Carridin se laissait choir sur un genou dans un envol de sa cape blanche. Au-delà du soleil rayonnant sur le devant de cette cape, il y avait la houlette écarlate des bergers symbolisant la Main de la Lumière, bergers que beaucoup appelaient Inquisiteurs bien que rarement en face. « Comme vous avez ordonné ma présence, mon Seigneur Capitaine Commandant, dit-il d’une voix forte, je suis donc revenu du Tarabon. »
Niall l’examina pendant un instant. Carridin était grand, largement entré dans l’âge mûr, avec une touche de gris dans sa chevelure, cependant solide et en excellente forme physique. Ses yeux noirs enfoncés dans les orbites avaient, comme toujours, l’expression de quelqu’un au courant de tout. Et il ne cilla pas devant l’examen silencieux du Seigneur Capitaine Commandant. Carridin, le genou en terre, attendait aussi calmement que si c’était un fait banal de recevoir l’ordre péremptoire de quitter son commandement et de revenir à Amador de toute urgence, sans qu’aucune raison soit donnée. Mais aussi disait-on que Jaichim Carridin aurait rendu des points à une pierre.
« Relevez-vous, Enfant Carridin. » Comme l’autre se redressait, Niall ajouta : « J’ai reçu des nouvelles inquiétantes de Falme. »
Carridin arrangea les plis de sa cape en répondant. Le ton de sa voix dépassait les limites du respect approprié, presque comme s’il s’adressait à un égal plutôt qu’à l’homme à qui il avait juré d’obéir jusqu’à la mort. « Mon Seigneur Capitaine Commandant se réfère aux nouvelles apportées par l’Enfant Byar, ancien second du Seigneur Capitaine Bornhald. »