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Les voitures longeaient déjà la rive. Peu à peu les hautes berges montagneuses se rejoignaient, la vallée se rétrécissait et formait une gorge. La montagne, près de laquelle on passait, était faite de roches énormes pesant l'une sur l'autre d'une telle force que Samoïlénnko, les regardant,'en poussait des gémissements involontaires. La montagne, morne et belle, était, de places en places, coupée d'étroites fentes et de gorges, d'où soufflait de l'humidité et venait le mystère. Entre les gorges, on apercevait d'autres montagnes brunes, roses, lilas, voilées de brume ou inondées de lumière crue. Près des gorges, on entendait parfois de l'eau tomber de haut et s'écraser sur des pierres.

— Ah! les maudites montagnes, soupirait Laïèvski, comme elles m'ennuient !

A l'endroit où la rivière Noire se jette dans la Jaune, et où l'eau noire, semblable à de l'encre, salit la jaune et lutte avec elle, se trouvait, sur le bord de la route, le cabaret du Tatare Kerbalâï, arborant un drapeau russe sur le toit. Sur une enseigne étaient écrits à la craie les mots : « L'Agréable doukhane. » Dans un petit jardin, à côté, entouré d'une claie, se trouvaient des tables et des bancs, et, au milieu de maigres buissons épineux, pointait un unique cyprès, beau et noir.

Kerbalâï, petit Tatare alerte, en chemise bleue et en tablier blanc, les mains aux hanches, debout au bord de la route, saluait bas l'arrivée des voitures et décou­vrait, dans un sourire, ses dents blanches et luisantes.

— Bonjour, mon petit Kerbalâï ! lui cria Samoï­lénnko ; nous allons un peu plus loin. Apporte-nous un samovar et des chaises. Vivement !

Kerbalâï, secouant sa tête rasée, murmura quelque chose, et, seuls ceux qui étaient dans la dernière voi­ture purent entendre :

— Il y a des truites, Votre Excellence.

.— Apporte-les, apporte-les ! lui dit von Koren.

A cinq cents pas du cabaret, les voitures s'arrêtèrent. Samoïlénnko choisit un petit pré, parsemé de blocs erratiques, pouvant servir de sièges, et où gisait un arbre renversé par la tempête, ses racines arrachées, ébouriffées, et ses aiguilles jaunes desséchées. Un maigre pont fait de troncs d'arbres était jeté sur la rivière. Sur l'autre rive, droit en face, s'élevait sur quatre pilotis bas une petite bicoque, un séchoir à maïs, rappelant « l'isba à pattes de poule » des contes de fées. De sa porte, descendait un petit escalier.

La première impression de tout le monde fut que personne ne sortirait jamais d'ici. De tous côtés, où que l'on regardât, s'assemblaient et s'avançaient les montagnes, et, vite, vite, du côté du cabaret et du cyprès sombre descendait l'ombre du soir. En raison de cela, la vallée étroite et sinueuse de la rivière Noire semblait plus étroite encore et les montagnes plus hautes. On entendait la rivière gronder, et sans cesse grésiller les grillons.

— C'est ravissant ! fit Maria Konstanntînovna, avec de profonds soupirs d'enthousiasme. Regardez, mes en­fants, comme c'est beau ! Quel calme !

— Oui, en effet, c'est beau, accorda Laïèvski, à qui le site plaisait, et qui, on ne sait pourquoi, se sentit triste tout à coup lorsqu'il regarda le ciel, puis la fumée bleue sortant de la cheminée du cabaret. Oui, répéta-t-il c'est beau !

— Ivane Anndréïtch, fit Maria Konstanntînovna, d'une voix éplorée, allez décrire cette vue-là !

— A quoi bon? demanda Laïèvski; l'impression dé­passe toute description !... La richesse de couleurs et de tons que la nature offre à chacun de nous, les écrivains la délaient d'une façon affreuse et la rendent mécon­naissable...

— Est-ce bien sûr? demanda froidement von Koren qui, ayant choisi la plus grosse pierre près de l'eau, essayait de se hisser sur elle. Est-ce bien sûr? répéta-t-il en regardant fixement Laïèvski. Et Roméo et Juliette? Et aussi la Nuit en Ukraine, de Poûchkine? La nature devrait venir se mettre à genoux devant ces œuvres-là.

— Peut-être... accorda Laïèvski, qui eut la paresse de réfléchir et de répondre. Du reste, dit-il au bout d'un instant, qu'est-ce, en somme que Roméo et Juliette? Un bel amour, un poétique et saint amour. Ce sont des roses que l'on veut jeter sur de la pourriture. Roméo est un animal, pareil aux autres.

— De quoi qu'on parle, vous le ramenez à...

Von Koren aperçut Kâtia et n'acheva pas.

— A quoi donc? demanda Laïèvski.

— On vous dit, par exemple : « Que Cfette grappe de raisin est belle ! » et vous : « Oui, mais comme elle est affreuse quand on la mâche et quand on la digère. »

Pourquoi dire cela? Ce n'est pas nouveau et... c'est en somme une drôle de manière.

Laïèvski savait que von Koren ne l'aimait pas, aussi le craignait-il et se sentait-il en sa présence comme s'il y avait un malaise général et comme s'il avait quelqu'un derrière le dos. Il ne répondit rien et se mit à l'écart, en regrettant d'être venu.

— Messieurs et mesdames, commanda Samoïlénnko, à la recherche de bois pour faire du feu !

Tous s'éparpillèrent de divers côtés. Seuls Kirîline, Atchmiânov et Nicodîme Alexânndrytch restèrent en place. Kerbalâï apporta des chaises, étendit un tapis à terre et aligna quelques bouteilles de vin. Kirîline, bel homme, portant en tout temps son manteau d'ordon­nance sur sa tunique de toile blanche, rappelait, par son allure fière, sa démarche orgueilleuse, sa voix un peu enrouée, un maître de police de province, arrivé jeune. Il avait une expression triste et endormie, comme si on venait de le réveiller malgré lui.

— Qu'apportes-tu donc, animal? demanda-t-il à Ker­balâï. Je t'ai commandé du kvaréli et qu'apportes-tu, tête de Tatare? Hein? quoi?

— Nous avons apporté beaucoup de vin, Iégor Alexiéitch, observa doucement Nicodîme Alexânn­drytch.

— Quoi monsieur? Mais je veux aussi offrir mon vin ! Je prends part à un pique-nique, et je pense que j'ai tout à fait le droit de donner ma quote-part. Je le pense... Apporte dix bouteilles de kvaréli!

— Pourquoi tant? s'étonna Nicodîme Alexânndrytch qui savait que Kirîline n'avait pas d'argent.

— Vingt bouteilles ! cria Kirîline. Trente !

— Ça ne fait rien, laissez faire, souffla Atchmiânov à Nicodîme Alexânndrytch ; je paierai.

Nadiéjda Fiôdorovna était d'humeur gaie, folâtre. Elle voulait sauter, rire, crier, taquiner, coqueter. Avec sa robe bon marché, en indienne à pois bleus, ses petits souliers rouges et son chapeau de paille, elle se sentit petite, simple, légère, éthérée comme un papillon. Elle passa sur lè pont frêle, et regarda l'eau une minute pour avoir le vertige ; puis elle fit un cri et s'élança en riant de l'autre côté, vers le séchoir, et il lui sembla que tous les hommes, y compris Kerbalâï, l'admiraient. Lorsque, au crépuscule vite tombé, les arbres se confondirent avec les monts, les chevaux avec les voitures, et qu'une lumière brilla aux fenêtres du cabaret, elle gravit un raidillon qui serpentait entre les blocs erratiques et les arbustes épineux, et s'assit sur une pierre. En bas, le feu flambait déjà. Auprès, les manches retroussées, s'ac­tivait le diacre, et son ombre, longue et noire, rayon­nait autour du brasier. Il ajoutait des branches, et, avec une cuiller attachée à un long bâton, il brassait dans la marmite. Samoïlénnko, la figure rouge-cuivre, s'affairait auprès du feu comme dans sa cuisine, et criait furieusement :

— Messieurs, où est donc le sel? Je parie qu'on l'a oublié. Ils sont tous assis comme des châtelains et je suis seul à m'éreinter !

Sur l'arbre renversé, Laïèvski et Nicodîme Alexânn­drytch étaient assis côte à côte. Pensifs, ils regardaient le feu. Maria Konstanntînovna, Kâtia et Kôstia sor­taient de la corbeille les assiettes et les tasses pour le thé. Von Koren, debout près de l'eau, les bras croisés, un pied sur la pierre, songeait à quelque chose. Les taches du feu et les ombres glissaient à terre près des noires silhouettes humaines ; elles tremblaient sur la montagne, les arbres, le pont et le séchoir. De l'autre côté, tout éclairée, la rive escarpée avait l'air de cligner et se reflétait dans l'eau ; l'eau rapide, bouillonnante, brisait ses reflets en morceaux.