Le diacre alla chercher le poisson que Kerbalâï nettoyait et lavait sur la rive, mais il s'arrêta à mi-chemin pour regarder autour de lui.
« Mon Dieu, pensa-t-il, que c'est beau ! Des gens, des pierres, du feu, le crépuscule, un arbre rabougri : rien autre chose, et que c'est beau ! »
Sur l'autre rive, près du séchoir, apparurent des gens inconnus. On ne put les distinguer du premier coup dans l'intermittence du feu, et à cause de la fumée qui se rabattait de ce côté ; mais on apercevait tantôt un bonnet frisé et une barbe grise, tantôt une chemise bleue, tantôt des haillons pendant des épaules aux genoux, et, en travers d'un ventre, un poignard, tantôt un jeune visage bronzé aux sourcils noirs, aussi nets et aussi denses que s'ils eussent été dessinés au fusain.
Quatre ou cinq hommes s'assirent par terre en rond. Cinq autres entrèrent dans le séchoir. L'un d'eux, arrêté sur la porte, le dos tourné au brasier et les mains croisées sur le dos, se mit à raconter quelque chose qui devait être très intéressant, parce que, lorsque Samoïlénnko rajouta des branches et que le brasier s'enflamma, pétillant, lançant des étincelles, et éclairant fortement le séchoir, on vit en dedans deux figures qui regardaient avec calme et exprimaient une profonde attention. Et les gens assis en rond se retournèrent et se mirent à écouter le récit. Peu après les gens assis commencèrent à chanter doucement quelque chose de mélodique et de lent, ressemblant à un chant de grand carême... En les écoutant, le diacre se figurait ce qu'il serait dans dix ans lorsqu'il reviendrait de l'expédition. Jeune moine-missionnaire, auteur connu, ayant un brillant passé, on le nommerait archimandrite, puis évêque. Il officierait dans une cathédrale, mitré d'or avec une panagie sur la poitrine, sortirait à l'ambon, et bénirait de ses candélabres à deux et à .trois branches la masse des fidèles. Il entonnerait le : « Garde-nous du haut du ciel, mon Dieu ; vois et surveille cette vigne que Ta main a plantée. » Et les enfants répondraient avec des voix d'anges : « Dieu saint... »
— Diacre, où est donc le poisson? cria la voix de Samoïlénnko.
Revenu près du feu, le diacre se figura, par une chaude journée de juillet, une procession cheminant sur une route poudreuse. En avant, portant des bannières, les moujiks ; les femmes et les filles portent des icônes. Après eux, viennent des enfants, qui chantent, et le sacristain, la joue bandée dans un mouchoir, avec de la paille dans les cheveux. Puis, dans l'ordre consacré, lui, le diacre, et ensuite le pope, coiffé d'une calotte, tenant la croix. Et derrière eux, soulevant de la poussière, la foule des moujiks, des femmes et des gamins. Dans cette foule, la femme du pope et la diaconesse, des fichus sur la tête... Les chantres psalmodient, des enfants pleurent, les cailles carcaillent, une alouette grisolle... On s'arrête et on asperge d'eau bénite le troupeau. On reprend la marche, et c'est ensuite l'agenouillement pour demander la pluie. Ensuite c'est le repas, les conversations... « Cela aussi, pensa le diacre, a du bon... »VII
Kirîline et Atchmiânov grimpaient un sentier. Atch- miânov s'étant attardé et arrêté, Kirîline s'approcha de Nadiéjda Fiôdorovna.
— Bonsoir ! lui dit-il, portant la main à sa visière.
- — Bonsoir.
— Mais oui!... fit Kirîline, pensif, en regardant le ciel.
— Quoi « mais oui... »? demanda Nadiéjda Fiôdorovna, après un léger temps, remarquant qu'Atchmiânov les observait.
— Alors, dit lentement l'officier, notre amour est pour ainsi dire fané avant d'avoir fleuri? Comment dois-je l'entendre? Est-ce coquetterie de votre part, ou me regardez-vous comme un traîneur de pavé sans conséquence?
— Ce fut une erreur ! Laissez-moi ! fit-elle d'un ton cassant, le regardant avec effroi et dégoût en cette soirée merveilleuse et se demandant avec perplexité s'il y avait eu réellement une minute où cet homme lui avait plu et avait eu de l'intimité avec elle.
— Ah ! c'est ainsi? dit Kirîline.Il resta silencieux une seconde, réfléchit et dit :
— Alors, bien ! Nous attendrons que vous soyez de meilleure humeur; et jusqu'à ce temps-là, j'ose vous assurer que je suis un homme convenable et ne permets à personne d'en douter. On ne se joue pas de moi ! Adieu!
Il porta la main à sa visière et s'éloigna, se glissant entre les buissons.
Peu après, Atchmiânov s'approcha irrésolument.
— Une belle soirée aujourd'hui ! dit-il avec un léger accent arménien.
Il n'était pas mal de sa personne, suivait la mode, et Se tenait comme un jeune homme bien élevé ; néanmoins Nadiéjda Fiôdorovna, parce qu'elle devait trois cents roubles à son père, ne l'aimait pas. Il lui déplaisait aussi que l'on eût invité au pique-nique un boutiquier, et qu'il s'approchât d'elle justement ce soir-là où, dans son âme, tout était si pur.
— En somme, ce pique-nique est réussi, dit Atchmiânov après un silence.
— Oui, fit-elle.
Et, comme si elle ne venait que de se rappeler sa dette, elle dit négligemment :
— Dites au magasin qu'Ivane Anndréitch viendra un de ces jours payer les trois cents roubles, ou je ne sais plus combien.
— Je suis prêt à en donner trois cents autres pour que vous ne me rappeliez pas chaque jour cette dette. Pourquoi songer à la prose?
Nadiéjda Fiôdorovna se mit à rire. Une drôle d'idée lui vint en tête. Si elle était moins honnête, elle pourrait, en une minute, si elle le voulait, se libérer de sa dette. Si par exemple elle tournait la tête à ce joli et jeune nigaud!... Comme ce serait drôle, baroque, absurde ! Et soudain elle eut envie de le rendre amoureux, de le dévaliser, puis de le planter là, et de voir ensuite ce qui arriverait. *
— Permettez-moi de vous donner un conseil, lui dit timidement Atchmiânov. Je vous en prie, méfiez-vous de Kirîline. Il raconte partout à votre sujet des choses atroces.
— Je ne m'intéresse pas à ce que dit de moi n'importe quel imbécile, dit froidement Nadiéjda Fiôdorovna.
Mais l'inquiétude la prit, et soudain l'idée plaisante de se jouer du jeune et joli Atchmiânov perdit son charme.
— Il faut redescendre, dit-elle, on nous appelle.
En bas la matelote était déjà prête. On la servait dans les assiettes et on la mangeait avec cette solennité que l'on n'a qu'aux pique-niques. Chacun trouvait la soupe très bonne et déclarait qu'il n'en avait jamais mangé chez lui une aussi délicieuse. Comme il arrive dans tous les pique-niques, on se perdait dans la masse des serviettes, des paquets, utiles et inutiles, des papiers gras qui volaient au vent. Personne ne savait où était son verre et son pain. On renversait du vin et du sel sur le tapis, sur ses genoux. Alentour tout était noir ; le brasier brûlait déjà moins et personne n'avait le courage de se lever pour y ajouter du bois. Tout le monde buvait du vin, et on en donna un demi-verre à Kâtia et à Kôstia. Nadiéjda Fiôdorovna en but un verre, un autre, se grisa, et oublia Kirîline.
— Splendide pique-nique, merveilleuse soirée, dit
Laïèvski, égayé par le vin ; mais je préférerais à tout cela notre bon hiver. « Une poussière gelée argente son col de martre (i). »
— Chacun son goût, observa von Koren.
Laïèvski sentit un malaise. Le feu du brasier lui brûlait le dos, et la haine de von Koren lui brûlait le visage. Cette haine d'un homme honnête, intelligent, qui sans doute avait une cause profonde, l'humiliait, l'affaiblissait, et, n'ayant pas la force de tenir tête, il dit d'un ton prévenant
— J'aime passionnément la nature et je regrette de ne pas être un naturaliste ; je vous envie.
— Et moi, dit Nadiéjda Fiôdorovna, je ne le regrette ni ne l'envie. Je ne comprends pas que l'on puisse tranquillement s'occuper de scarabées et de coccinelles quand le peuple souffre.