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On entendit une toux et un grognement inquiet,

— Qui est là? Qui diable est-ce?

— C'est moi, Alexandre Davîdytch ; excuse-moi.

Peu après la porte s'ouvrit ; la douce lueur d'une

lampe brilla, et, tout de blanc vêtu et coiffé, apparut l'énorme Samoïlénnko.

— Que te faut-il? demanda-t-il, ayant peine à res­pirer, mal réveillé et se grattant. Attends, je vais ouvrir.

— Ne te dérange pas,' je passe par la fenêtre...

Laïèvski escalada la fenêtre, et s'étant approché/de

Samoïlénnko, lui prit la main.

— Alexandre Davîdytch, dit-il, la voix tremblante, sauve-moi ! Je t'en supplie, je t'en conjure : comprends- moi ! Ma situation est poignante. Si cela continue un ou deux jours, je me tuerai comme... comme un chien.

— Minute... De quoi s'agit-il?

— Allume une bougie.

— Ah! la, la... soupira Samoïlénnko en allumant. Mon Dieu, mon Dieu, frère, dit-il, il est déjà plus d'une heure !...

— Excuse-moi, dit Laïèvski, se sentant beaucoup mieux, la bougie allumée, et en présence de Samoï­lénnko. Je ne peux pas rester à la maison. Tu es, Alexandre Davîdytch, mon seul, mon meilleur ami...

Tout mou espoir est en toi. Bon gré, mal gré, tire-moi de là, au nom du ciel. Il faut à tout prix que je parte. Prête-moi de l'argent !

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... soupira Samoïlénnko en se grattant. Je m'assoupissais et j'entends un sifflet : c'est le bateau qui arrive. Ensuite, toi... Te faut-il beaucoup?

— Trois cents roubles, au moins. Il faut lui en laisser cent, et deux cents pour le voyage... Je te dois déjà près de quatre cents roubles, mais je t'enverrai tout cela... tout...

Samoïlénnko réunit dans une de ses mains les deux parties de sa barbe, écarta les jambes et se mit à réfléchir.

— Donc... murmura-t-il, songeur, trois cents roubles... Oui... Mais je n'en ai pas autant. Il faudra que j'em­prunte...

— Emprunte, au nom du ciel ! dit Laïèvski, voyant à la figure de son ami que Samoïlénnko voulait lui donner de l'argent et lui en donnerait certainement. Emprunte, et je te le rendrai sans faute. Je t'enverrai la somme dès que j'arriverai à Pétersbourg. Sois tran­quille. Écoute, Sâcha, dit-il en s'animant, buvons un peu de vin !

— Soit... On peut boire.

Ils passèrent dans la salle à manger.

— Et que fera Nadiéjda Fiôdorovna? demanda Sa­moïlénnko, mettant sur la table trois bouteilles de vin et une assiette de pêches. Est-ce qu'elle restera?

— Je vais tout, tout arranger... dit Laïèvski sen­tant un extraordinaire afflux de joie. Je lui enver­rai ensuite de l'argent et elle me rejoindra... Nouspréciserons là-bas nos rapports. A ta santé, ami.

— Attends ! dit Samoïlénnko. Bois d'abord de ce­lui-ci... Il est de ma vigne. Cette bouteille est de la vigne de Navarîdzé, et celle-là de celle d'Akhatoûlov... Goûte les trois, et dis-m'en sincèrement ton avis... Le mien me semble un peu acide. Hein? tu ne trouves pas?

— Oui... Tu me consoles, Alexandre Davîdytch ! Merci... Je ressuscite.

— Un peu acide, n'est-ce pas?

— Qui sait?... Je ne sais pas... Mais tu es un homme magnifique, merveilleux !

En regardant son visage pâle, animé et bon, Samoï­lénnko se rappela l'avis de von Koren qu'il faut sup­primer des gens pareils, et Laïèvski lui sembla un enfant innocent que n'importe qui peut insulter et supprimer.

—- Quand tu seras là-bas, lui dit-il, réconcilie-toi avec ta mère. C'est mal d'être fâchés.

— Oui, oui, absolument.

Un instant ils se turent. Lorsqu'ils eurent bu la pre­mière bouteille, Samoïlénnko dit :

— Tu devrais aussi te réconcilier avec von Koren. Vous êtes tous deux des gens très bien, très intelli­gents, et vous vous regardez comme des,,loups.

— Oui, il est très bien, très intelligent, très remar­quable, accorda Laïèvski, prêt à louer tout le monde et à tout pardonner; mais je ne puis pas m'entendre avec lui. Nos natures sont trop différentes. Je suis mou, faible, soumis ; en une bonne minute, je lui tendrais peut-être la main, mais il se détournerait de moi... avec mépris. »

Laïèvski but un trait, fit quelques pas et, s'arrêtant au milieu de la chambre, reprit :

— Je comprends très bien von Koren. C'est une nature ferme, vigoureuse, despotique. Il parle cons­tamment d'expéditions, et ce ne sont pas là de vains mots. Il lui faut le désert, les nuits de lune. Autour de lui, sous des tentes et sous la voûte du ciel, dorment ses cosaques affamés, malades, harassés par les longues marches, et ses guides, ses porteurs, le docteur et le prêtre ; lui seul ne dort pas ; il est comme Stanley assis sur un pliant ; et il se sent le roi du désert, le maître de ces gens. Il avance, avance on ne sait où. Ses gens gémissent et meurent l'un après l'autre ; et lui avance, avance. A la fin, il meurt lui-même, mais reste cepen­dant le maître et le roi du désert, puisque, à trente ou à quarante milles à la ronde, les caravanes voient la croix de sa tombe, et qu'elle règne sur le désert. Je regrette que cet homme ne soit pas un soldat. Il eût fait un excellent, un génial capitaine. Il eût noyé sa cavalerie dans les rivières et fait des ponts de cadavres. A la guerre, une hardiesse pareille a plus de prix que toutes les fortifications et les tactiques... Oh! je le comprends très bien ! Dis-moi pourquoi il végète ici? Qu'a-t-il à y faire?

— Il étudie la faune marine.

— Non, non, frère, soupira Laïèvski, non ! Un savant m'a dit, sur le bateau, que la faune de la mer Noire est pauvre et que, par excès d'hydrogène sulfuré, la vie organique y est impossible dans les fonds. Tous les zoologues sérieux travaillent aux stations biologiques de Naples ou de Villefranche ; mais von Koren est indé­pendant et obstiné. Il travaille sur la mer Noire parce que personne n'y travaille. Il a rompu avec l'Univer­sité, ne veut pas reconnaître les savants et ses collègues parce qu'il est, avant tout, un despote. Il n'est zoologue qu'ensuite. Et l'on parlera beaucoup de lui, tu verras. Il rêve déjà, au retour de son expédition, de débusquer de nos Universités l'intrigue et la médiocrité, ét de réduire les savants a quia. Le despotisme, dans la science, est aussi fort qu'à la guerre. C'est déjà le second été qu'il passe dans ce petit trou infect parce qu'il vaut mieux être le premier dans un village que le second en ville. Ici il est le roi et l'aigle ; il tient tous les habi­tants en main et les opprime de son autorité. Il s'est subordonné tout le monde, se mêle des affaires d'au- trui ; il lui faut tout, et tous le craignent. J'ai échappé à sa patte ; il le sent et me hait. Ne t'a-t-il pas dit qu'il faut me supprimer ou m'envoyer aux travaux publics?

— Oui, dit en riant Samoïlénnko.

Laïèvski se mit à rire lui aussi et but du vin.

— Son idéal est despotique, dit-il en mangeant une pêche. Les simples mortels, lorsqu'ils travaillent pour le bien général, ont en vue leur prochain, toi, moi, l'homme, en un mot. Pour von Koren, les gens sont des petits chiens, des nullités, trop chétifs pour cons­tituer le but de sa vie. Il travaille, partira pour une expédition et s'y rompra le col, non pas par amour du prochain, mais au nom d'abstractions telles que l'huma­nité, les générations futures, l'espèce humaine idéale. Il travaille à l'amélioration de l'espèce humaine, et nous ne sommes pour lui, en ce sens, que des esclaves, de la chair à canon, des bêtes de somme. Il supprimerait les uns, claquemurerait les autres au bagne, en réduirait d'autres par la discipline, les forcerait, comme Arakt- chéev, à se lever et à se coucher au tambour. Il pos- lerait des eunuques pour garder notre chasteté et nos mœurs. Il ordonnerait de tirer sur tous ceux qui sorti­raient du cadre de notre étroite morale conservatrice, et, tout cela, au nom de l'amélioration de l'espèce... Et qu'est-ce que l'espèce humaine? Une illusion, un mirage... Les despotes ont toujours été pleins d'illu­sions. Je le comprends très bien, mon ami. Je l'estime et ne nie pas ce qu'il vaut. Ee monde repose sur des gens comme lui ; s'il était laissé à nous seuls, nous en ferions, en dépit de toute notre bcnté et de nos bonnes intentions, ce que les mouches ont fait de ce tableau. Oui, oui.