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— Mais quel critérium avez-vous pour reconnaître les forts des faibles?

— Le savoir et l'évidence. On reconnaît les tubercu­leux et les scrofuleux à leurs maladies, et les dépravés et les fous à leurs actes.

— Mais on peut se tromper !

— Certes. Toutefois quand le déluge nous menace, il ne faut pas craindre de se mouiller les pieds.

— C'est de la philosophie, dit le diacre en riant.

— Nullement. Vous êtes tellement gâtés par votre philosophie de séminaire que vous ne voulez voir en tout que de l'obscurité. Les sciences abstraites dont votre jeune tête est bourrée s'appellent ainsi parce qu'elles abstraient votre esprit de l'évidence. Regardez le diable droit dans les yeux, et s'il est le diable, ap­pelez-le ainsi. Et n'allez pas demander des explications à Kant ou à Hegel.

Après s'être tu un instant, le zoologue poursuivit :

— Deux et deux font quatre, et une pierre est une pierre. Demain, j'ai un duel. Nous dirons, vous et moi, que c'est bête, inepte, que le duel a fait son temps, que le duel aristocratique ne diffère en somme, en rien, d'une rixe d'ivrognes au cabaret, mais cela ne nous arrêtera pas et nous irons nous battre. Î1 y a donc une force supérieure à nos raisonnements. Nous crions que la guerre est un brigandage, une barbarie, une horreur, une tuerie entre frères ; nous ne pouvons pas voir de sang sans nous évanouir ; mais que les Français ou les Allemands nous offensent, nous ressentirons tout de suite une surexcitation ; nous crierons hourra de la façon la plus sincère et nous nous jetterons sur l'en­nemi. Vous appellerez sur nos armes la bénédiction de Dieu, et notre vaillance provoquera l'enthousiasme général le plus sincère. C'est donc aussi qu'il y a une force, sinon plus haute que nous, du moins supérieure à nous et à notre philosophie. Nous ne pouvons pas plus l'arrêter que nous ne pouvons arrêter ce nuage qui s'élève là-bas sur la mer. Ne soyez donc pas hypocrites, ne lui faites pas la figue en vous cachant, et disant : « Ah ! c'est bête ! Ah ! c'est vieux jeu ! Ah ! ce n'est pas en accord avec l'Écriture ! » Mais regardez la chose en face. Reconnaissez sa raisonnable légitimité, et quand elle veut, par exemple, anéantir une race faible, scrofu- leuse, dépravée, ne l'en empêchez pas avec vos pilules et vos citations d'un Évangile mal comprises. Léskov a décrit un Danîlo plein de conscience (i), qui, ayant trouvé hors de la ville un lépreux, le nourrit et le réconforte au nom de l'amour et du Christ. Si ce Danîlo eût vraiment aimé les hommes, il eût entraîné ce lépreux loin de la ville, l'eût jeté dans un fossé et fût allé servir les gens bien portants. Le Christ, je l'espère, nous a enseigné un amour raisonnable, sensé et utile.

— Quel homme vous faites ! dit le diacre en riant.

(i) Dans son récit Danîlo le consciencieux. (Tr.)

Vous ne croyez pas au Christ ; pourquoi donc en parlez- vous si souvent?

— Non, j'y crois; mais à ma façon, naturellement, pas à la vôtre. Ah ! diacre, diacre ! fit le zoologue en riant lui aussi. (Et prenant le diacre à la taille il lui dit gaiement :) Alors, quoi? vous venez au duel, demain?

— Ma charge ne me le permet pas, sans quoi j'irais.

— Que voulez-vous dire par votre « charge »?

— Je suis ordonné. La bénédiction divine est sur moi.

— Ah ! diacre, diacre ! répéta von Koren, en riant. J'aime à causer avec vous.

— Vous dites que vous avez la foi, dit le diacre ; quelle est cette foi? Tenez, j'ai un oncle pope qui a une foi si grande que, lorsqu'il va, en temps de séche­resse, faire une prière dans les champs pour demander qu'il pleuve, prend son parapluie et son pardessus de cuir pour n'être pas mouillé au retour. Ça, c'est de la foi ! Quand il parle du Christ, un tel rayonnement se dégage de lui que toutes les paysannes et les moujiks pleurent à sanglots. Il arrêterait votre nuage et met­trait en fuite toute la force dont vous parlez. Oui... la foi transporte les montagnes.

Le diacre, en riant, frappa sur l'épaule du zoologue.

— C'est comme ça!... poursuivit-il. Vous, vous étu­diez sans cesse ; vous embrassez l'abîme de la mer ; vous distinguez les forts et les faibles ; vous écrivez des livres ; vous provoquez les gens en duel ; mais rien n'en sera changé. Et que, voyez donc, quelque faible vieux petit moine aille marmonner au nom du Saint-Esprit un seul mot, ou que du fond de l'Arabie un nouveau Mahomet arrive à cheval, le cimeterre au poing, et toute notre vie sera sens dessus dessous, et il ne restera pas en Europe pierre sur pierre.

— Cela, diacre, personne encore ne le sait.

— La foi qui n'agit pas est lettre morte, et les actes sans la foi, c'est pire encore, ce n'est que temps perdu, rien autre chose.

Sur le quai, le docteur apparut. Il aperçut le diacre et le zoologue, et vint à eux.

— Je pense que tout est prêt, fit-il essoufflé. Les témoins seront Govôrovski et Boïko. Ils viendront à cinq heures du matin. Quel amoncellement de nuages ! dit-il en regardant le ciel. On n'y voit rien. Il va pleuvoir.

— J'espère que tu viendras avec nous? demanda von Koren.

— Non, Dieu m'en garde ! Je suis assez exténué. Oustîmovitch me remplacera. Je lui en ai déjà parlé.

Loin sur la mer un éclair brilla, et de sourds roule­ments de tonnerre retentirent.

— Comme il fait lourd avant l'orage, dit von Koren. Je parie que tu es déjà allé chez Laïèvski pleurer dans son gilet?

— Pourquoi y aller? répondit le docteur troublé. En voilà encore !

Plusieurs fois, jusqu'au coucher du soleil, il avait arpenté le boulevard et la rue, espérant rencontrer Laïèvski. Il avait honte de sa vivacité et de l'élan subit de bonté qui l'avait suivie. Il voulait s'en excuser auprès du jeune homme sur un ton de plaisanterie, le gronder, l'apaiser, lui dire que le duel est un reste de la barbarie du moyen âge, mais que la Providence elle-même leur en avait imposé un, comme moyen de réconciliation.

Demain, tous deux, très braves gens, hommes du plus grand esprit, après avoir échangé des coups de feu apprécieraient leur mutuelle noblesse et deviendraient amis. Mais il ne rencontra pas Laïèvski.

— Pourquoi serais-je allé chez lui? répéta Samoï­lénnko. Ce n'est pas moi qui l'ai insulté, tout au con­traire, c'est lui. Dis-moi, je te prie, pourquoi il s'est jeté sur moi? Quel mal lui ai-je fait? J'entre au salon, et, tout d'un coup, sans raison, il me traite d'espion. En voilà une bonne ! Dis-moi comment cela avait com­mencé entre vous? Que lui as-tu dit?

— Je lui ai dit que sa situation était sans issue, et j'avais raison. Seuls peuvent trouver une issue à toute situation les honnêtes gens et les filous ; mais celui qui veut être à la fois honnête et filou, celui-là n'a pas d'issue. Cependant, messieurs, il est onze heures et, demain, il faut nous lever tôt.

Soudain le vent s'éveilla. Il souleva la poussière sur le quai, la fit tournoyer et se mit à rugir, couvrant le bruit de la mer.

— Une rafale, dit le diacre. Il faut s'en aller, ou nous aurons les yeux remplis de sable.

Comme ils partaient, ' Samoïlénnko soupira et-dit, en retenant sa casquette :

— Je ne vais sans doute pas dormir cette nuit.

— Ne t'émeus pas, lui dit le zoologue en riant ; tu peux être tranquille : le duel ne donnera pas de résultat. Laïèvski tirera généreusement en l'air ; il ne peut faire autrement ; et moi je ne tirerai probablement pas du tout. Passer en jugement à cause d'un Laïèvski, c'est perdre son temps ; le jeu n'en vaut pas la chandelle. A propos, quelle est la pénalité encourue pour un duel?— L'emprisonnement, et, en cas de mort de l'adver­saire, la détention dans une enceinte fortifiée pour trois ans.