« De la contrebande, parbleu... » se dit le diacre.
Voici l'arbre abattu et ses aiguilles sèches. Voici les vestiges noirs du brasier. Le pique-nique, avec tous ses détails, le feu, les chants des Abkases, les doux rêves d'un archevêché et d'une procession revinrent à la mémoire du diacre...
La rivière Noire était plus noire et plus large. Le diacre traversa avec précautions le maigre pont que les flots boueux atteignaient déjà de leur crête, et il monta par le petit escalier dans le séchoir.
. « C'est une excellente tête ! se dit-il comme il s'étendait sur la paille en se souvenant de von Koren. Une brave tête, que Dieu l'assiste ! Mais en elle, il y a quelque chose de rude... »
Pourquoi déteste-t-il Laïèvski et pourquoi Laïèvski le déteste-t-il? Pourquoi vont-ils se battre en duel?... S'ils eussent, dès leur enfance, connu une misère comme celle du diacre, s'ils eussent été élevés au milieu de gens ignorants, durs de cœur, âpres au gain, reprochant les bouchées de pain, malappris, non frottés à autrui, crachant par terre, faisant des renvois pendant le dîner et la prière ; si, dès l'enfance, ils n'avaient pas été gâtés par la bonne organisation de la vie et par un entourage de gens de choix, ah ! comme ils se fussent soutenus l'un l'autre, comme ils se fussent volontiers pardonné leurs défauts réciproques et eussent apprécié ce qu'il y avait en chacun d'eux ! Il y a dans le monde si peu de gens convenables, même extérieurement ! Laïèvski est, en vérité, frivole, dissolu, étrange ; ce n'est pourtant pas un homme qui volera ou crachera sur le parquet avec bruit. Il ne dira pas à sa femme : « Tu bouffes, et ne veux pas travailler. » Il ne sanglera pas son enfant à coups de guides, ou ne nourrira pas ses domestiques de salé pourri. Et cela ne suffit-il pas pour avoir de l'indulgence à son sujet?... Il est d'ailleurs le premier à souffrir de ses défauts comme un malade de ses plaies. Au lieu de chercher l'un dans l'autre, par ennui ou par quelque malentendu, les dégénérescences, les dépérissements, les hérédités, et autres choses peu compréhensibles, ne feraient-ils pas mieux de descendre de leur hauteur et de porter leur colère et leur haine là où des rues entières retentissent des gémissements de l'ignorance grossière, de l'avidité, des reproches, de la malpropreté, des gros mots et des éclats des cris féminins?...
Le bruit d'une voiture interrompit les pensées du diacre. Il jeta un regard dehors et vit dans une calèche trois personnes : Laïèvski, Chéchkôvski et le receveur des postes.
— Halte ! dit Chéchkôvski.
Les trois hommes descendirent et se regardèrent.
— Encore personne, dit Chéchkôvski, secouant la boue qui avait jailli sur lui. Eh bien, ma foi, avant que l'affaire s'engrène, cherchons un emplacement convenable, Ici, on ne peut pas se retourner.
Ils remontèrent la rivière et disparurent. Le cocher tartare s'assit dans la calèche, pencha la tête sur son épaule et s'endormit. Au bout d'une dizaine de minutes, le diacre sortit du séchoir, et, quittant son chapeau noir pour qu'on ne le remarquât pas, se courbant et regardant autour de lui, se mit à se faufiler le long de la berge, parmi les arbustes et les pieds de maïs. De grosses gouttes d'eau tombaient sur lui des arbres et des buissons ; l'herbe et les maïs étaient imprégnés de pluie.
— Dégoûtation ! marmonna-t-il, en relevant les pans mouillés et sales de sa soutane. Si j'avais su, je ne serais pas venu.
Bientôt il entendit des voix et vit du monde. Laïèvski, les mains enfoncées dans ses manches, courbé, allait et venait vite sur la petite prairie. Ses témoins, arrêtés près de la rivière, roulaient des cigarettes.
« C'est étrange, pensa le diacre, ne retrouvant plus l'allure de Laïèvski, on dirait un vieillard. »
— Que c'est mal poli de leur part ! fit le receveur des postes en regardant sa montre. Peut-être, est-il bien qu'un savant arrive en retard, mais moi je trouve ça une cochonnerie.
Chéchkôvski, gros homme à barbe noire, prêta l'oreille et dit :
— Les voici 1— Je vois cela pour la première fois de ma vie, dit von Koren, apparaissant sur la prairie et étendant les deux bras vers le levant. Que c'est beau ! Regardez : des rayons verts !
A l'orient, sortant de derrière les montagnes, s'allongeaient deux rayons verts, et, en effet, c'était beau. Le soleil se levait.
— Bonjour, poursuivit le zoologue, faisant un signe de tête aux témoins de Laïèvski. Je ne suis pas en retard?
Ses témoins le suivaient, deux officiers tout jeunes, de même taille, Baoi'ko et Govorôvski, en tunique blanche, puis le Dr Oustîmovitch, maigre, bourru, tenant un paquet dans la main droite, et, de la gauche, selon son habitude, sa canne qui pendait le long de son dos. Ayant posé le paquet à terre, et sans saluer personne, il rapprocha sa main droite de sa main gauche, et se mit à faire les cent pas.
Laïèvski, comme un homme qui, peut-être, va mourir bientôt, et qui, pour cela, attire l'attention générale, se sentait fatigué et mal à l'aise. Il désirait ou qu'on le tuât au plus vite, ou qu'on le ramenât chez lui. Pour la première fois de sa vie, il voyait le lever du soleil. Cette pointe du jour, les rayons verts, l'humidité et les gens en bottes mouillées lui semblaient déplacés dans sa vie, inutiles, et l'oppressaient. Tout cela était sans rapport aucun avec la nuit qu'il avait passée et avec ses pensées et son sentiment de culpabilité ; aussi serait-il parti volontiers sans attendre le duel.
Von Koren, visiblement énervé, tâchait de cacher sa nervosité en faisant semblant de s'intéresser surtout aux rayons du soleil. Les témoins, décontenancés, s'entre-regardaient, comme se demandant pourquoi ils étaient là, et ce qu'ils devaient faire.
— Je crois; messieurs, dit Chéchkôvski, que nous n'avons pas à aller plus loin. L'endroit convient.
— Oui, certainement, acquiesça von Koren.
Il y eut un silence. Oustîmovitch, dans sa marche, se retourna brusquement vers Laïèvski et lui dit, à mi-voix, lui soufflant dans la figure :
— On n'a probablement pas eu le temps de vous communiquer mes conditions. J'ai à toucher de chacun de vous quinze roubles, et, en cas de mort, le survivant me payera les trente.
Laïèvski connaissait cet homme, mais il ne remarqua exactement qu'à ce moment-là ses yeux ternes, ses moustaches dures, son cou maigre de phtisique. C'était un usurier, pas un docteur. Son haleine avait une désagréable odeur de viande de boucherie. « Quels gens il y a dans le monde ! » songea Laïèvski.
Et il répondit :
— Bien.
Le docteur, inclinant la tête, se remit en marche.
On voyait qu'il ne se souciait pas de l'argent et qu'il avait demandé cela uniquement par animosité. Tous sentaient qu'il fallait commencer, ou du moins finir ce qui avait été commencé ; mais on ne commençait ni ne finissait ; on allait, on attendait, on fumait. Les jeunes officiers, assistant pour la première fois à un duel et ne croyant guère à ce duel de civils, à leur avis inutile, regardaient leurs tuniques blanches et arrangeaient leurs manches.
Chéchkôvski s'approcha d'eux et leur dit à voix basse :
— Messieurs, nous devons faire tous nos efforts pour que ce duel n'ait pas lieu. Il faut les réconcilier.
Il rougit et continua :
— Kirîline est venu se plaindre à moi hier soir que Laïèvski l'avait surpris avec Nadiéjda Fiôdorovna, et autres choses pareilles.
— Oui, dit Boïko, nous savons aussi cela.
— Alors, vous voyez... Les mains de Laïèvski tremblent, et autres choses pareilles... Il ne peut même pas maintenant lever un pistolet. Se battre avec lui est aussi inhumain que de se battre avec un homme ivre ou quelqu'un qui a le typhus. Si on ne peut les réconcilier, il faut, messieurs, différer le duel; parbleu... c'est une diablerie à ne pas voir !