Chéchkôvski, riant de joie, se mit à pleurer, et s'éloigna un peu.Un instant après, von Koren et le diacre se rencontrèrent près du petit pont. Le diacre, ému, haletant, évitait de le regarder ; il avait honte de son effroi et de ses vêtements sales et traversés.
— J'ai cru que vous vouliez le tuer, marmotta-t-il. Que cela est contre nature ! Oui, que c'est antinaturel !
— Mais comment vous trouvez-vous ici? demanda le zoologue.
— Ne me le demandez pas ! fit le diacre avec un geste contrarié. Le malin m'a tenté, poussé!... Et je suis venu. Et j'ai failli mourir de peur dans le maïs... Mais Dieu soit loué maintenant, Dieu soit loué k.. Je suis très content de vous... bredouille-t-il. Et notre papa la Tarentule va l'être aussi... Que de rires il va y avoir ! Mais je vous prie instamment de ne dire à personne que j'étais ici, sans quoi mes supérieurs m'en donneraient sur la nuque. On dirait : ce diacre a été témoin dans un duel.
— Messieurs, dit von Koren, le diacre vous prie de ne dire à personne que vous l'avez vu ici. Cela pourrait lui causer des désagréments.
— Comme c'est contraire à la nature humaine ! soupira le diacre. Veuillez m'excuser, mais vous aviez une mine telle que j'ai cru que vous alliez certainement le tuer.
— J'ai eu une forte tentation d'en finir avec ce gredin, dit von Koren ; mais vous avez crié à point nommé, et je l'ai manqué. C'est vous qui l'avez sauvé. Toute cette mise en scène est répugnante, insolite, et elle m'a fatigué, diacre. Je suis horriblement las. Partons.
— Non. Permettez-moi de rentrer à pied. Il faut que je me sèche. Je suis trempé et j'ai froid.
— Allons, comme il vous plaira, dit le zoologue d'une voix faible, montant en voiture et fermant les yeux.
Tandis qu'on s'installait dans la voiture, Kerbalâï, se soutenant le ventre des deux mains, saluait bas et souriait. Il pensait que ces messieurs étaient venus admirer la nature en buvant du thé ; il ne comprenait pas pourquoi ils remontaient déjà en voiture. Dans un silence général le départ eut lieu. Le diacre resta seul près du cabaret.
— Moi, dit-il à Kerbalâï, aller dans le cabaret, boire thé. Moi, veux manger.
Kerbalâï parlait bien russe, mais le diacre pensait que le Tartare comprendrait mieux qu'il lui parlait charabia.
— Cuire omelette, donner fromage...
— Viens, viens, pope, dit Kerbalâï en le saluant. Je te donnerai tout... Il y a du fromage, il y a du vin... Prends ce que tu voudras.
— Comment dit-on Dieu en tatare? demanda le diacre en entrant dans le cabaret.
— Ton Dieu et mon Dieu, c'est pareil, dit Kerbalâï n'ayant pas compris. Dieu est le même pour tous. Seuls les gens sont différents. Lesquels sont Russes, lesquels sont Turcs, lesquels à l'anglaise. Il y a beaucoup de gens, mais Dieu est unique.
— Bien, l'ami. Si tous les peuples croient en un seul Dieu, pourquoi vous, les musulmans, regardez-vous les chrétiens comme vos ennemis séculaires?
— Pourquoi te mets-tu en colère? fit Kerbalâï se mettant les deux mains sur le ventre. Tu es pope ; je suis musulman ; tu dis, je veux manger, et je te sers... Seuls les riches débrouillent quel est ton Dieu et quel est le mien ; pour le pauvre, c'est pareil. Mange, s'il te plaît.
Tandis qu'avait lieu dans le cabaret cette conversation théologique, Laïèvski se rappelait, en revenant chez lui, quelle pénible impression il avait, à l'aube, en venant, alors que la route, les roches et les montagnes étaient ruisselantes et noires. L'avenir lui apparaissait terrible comme un précipice dont on ne voit pas le fond. Maintenant les gouttes de pluie suspendues à l'herbe et aux pierres brillaient au soleil comme des diamants ; la nature souriait joyeusement : le terrible avenir était dépassé. Laïèvski regardait le visage morose et les yeux rouges de Chéchkôvski, et les deux voitures en tête, dans lesquelles se trouvaient von Koren, ses témoins et le docteur ; et il lui semblait que l'on revenait du cimetière où l'on venait d'enterrer un homme insupportable qui empêchait chacun de vivre. « Tout cela est fini », pensait-il en se passant doucement les doigts sur le cou.
Près de son faux col, au côté droit de son cou, s'était formée une petite enflure, longue comme le petit doigt, et il y ressentait une douleur comme si on y eût passé un fer à repasser ; c'était la balle qui l'avait éraflé.
Ensuite, quand il fut rentré chez lui, une longue, étrange et douce journée, voilée comme un assoupissement, commença pour lui. Comme s'il fût sorti de prison ou d'un hôpital, il examinait les objets familiers et s'étonnait que les tables, les fenêtres, les chaises, la lumière et la mer fissent éclore en lui une joie vive, enfantine, que, depuis longtemps, longtemps, il n'avait pas ressentie. Nadiéjda Fiôdorovna, pâle et très amaigrie, ne comprenait pas sa voix docile et sa démarche étrange. Elle se hâtait de lui raconter tout ce qui lui était arrivé... Il lui semblait qu'il devait entendre mal et ne pas la comprendre, et que, s'il apprenait tout, il la maudirait et la tuerait. Mais, lui, l'écoutait, lui caressait la face et les cheveux, et, la regardant dans les yeux, lui disait :
— Je n'ai personne que toi...
Ensuite ils restèrent longtemps dans le jardinet, serrés l'un contre l'autre, et se'taisant; ou bien, rêvant tout haut, au bonheur de leur vie à venir, ils se disaient des phrases courtes, entrecoupées ; et il leur semblait qu'ils ne s'étaient jamais parlé aussi longuement et avec autant de confiance.Il s'écoula un peu plus de trois mois. Le jour fixé par von Koren pour son départ arriva. Dès le grand matin tombait une pluie forte et froide ; un vent de nord-ouest soufflait et soulevait de grosses vagues sur la mer. Par un temps pareil, on disait que le bateau n'entrerait probablement pas en rade. Il devait, d'après l'horaire, arriver vers dix heures du matin, mais von Koren, qui avait été à midi et l'après-dîner sur le quai, ne vit à la jumelle que des vagues grises et la pluie qui voilait l'horizon.
Sur le soir la pluie cessa et le vent tomba sensiblement. Von Koren, s'étant déjà fait à l'idée de ne pas partir ce jour-là, avait commencé une partie d'échecs avec Samoïlénnko, quand, à la brune, l'ordonnance annonça qu'il apercevait des feux en mer et que l'on avait lancé une fusée.
Von Koren se hâta. La sacoche à l'épaule, il embrassa Samoïlénnko et le diacre, fit sans nécessité le tour de toutes les pièces, dit adieu à l'ordonnance et à la cuisinière, et sortit avec l'impression d'oublier quelque chose chez lui ou chez le docteur. Dans la rue, il marchait à côté de Samoïlénnko ; le diacre, portant une caisse, le suivait, puis venait l'ordonnance avec deux valises. Samoïlénnko et l'ordonnance distinguaient seuls les petits feux incertains ; les autres sondaient l'obscurité sans rien voir. Le bateau était à l'encre loin du rivage.
— Vite, vite, pressait von Koren. J'ai peur qu'il ne parte.
Passant devant la petite maison à trois fenêtres dans laquelle Laïèvski avait déménagé peu de temps après le duel, von Koren n'y tint plus ; il regarda par la fenêtre. Laïèvski, courbé, tournant le dos à la fenêtre, était assis et écrivait.
— Je m'étonne, dit tout bas le zoologue. Comme "il s'est ressaisi !
— Oui, il y a de quoi s'étonner, soupira Samoïlénnko. Du matin au soir il reste à travailler. Il veut payer ses dettes. Et il vit, frère, plus mal qu'un mendiant.
Il y eut une demi-minute de silence. Le zoologue, le docteur et le diacre restaient devant la fenêtre à regarder Laïèvski.
— Et il n'a pas pu partir d'ici, le pauvre garçon, dit Samoïlénnko. Tu te rappelles les efforts qu'il a faits?
— Oui, il s'est fortement maté, répéta von Koren. Son mariage, ce travail toute la sainte journée pour gagner son pain, cette nouvelle expression de physionomie, et même ce changement d'allures, tout cela est si sympathique, et, il faut le dire, si élevé que je ne sais de quel nom l'appeler.