— Vânia, Vânia... dit Samoïlénnko, gêné.
— Tu es un vieil enfant, un théoricien, et, moi, je suis un jeune vieillard, un praticien. Nous ne nous entendrons jamais. Arrêtons cette conversation... Mous- tapha ! cria Laïèvski au garçon, combien devons-nous?
— Non, non... fit le docteur effaré, saisissant îe bras de Laïèvski, c'est à moi... C'est moi qui ai commandé. Fais mettre ça à mon compte ! cria-t-il à Moustapha.
Les amis se levèrent et prirent en silence le quai. Au commencement du boulevard, ils s'arrêtèrent et se séparèrent en se serrant la main.
— Vous êtes trop gâtés, mes bons amis ! dit Samoïlénnko en soupirant. Le sort t'a donné une femme jeune, belle et instruite ; et tu n'en veux pas. Et moi, si Dieu m'avait donné même une petite vieille contrefaite, mais caressante et bonne, comme je serais heureux ! Je vivrais avec elle dans ma vigne, et...
Samoïlénnko se ressaisit et dit :
— Et qu'elle me prépare le thé, la vieille sorcière !
Ayant quitté Laïèvski, il s'engagea sur le boulevard.
Lorsque lourd, majestueux, avec une expression sévère, une tunique blanche comme neige et des bottes admirablement cirées, la poitrine bombée, décoré de la croix de Saint-Vladimir, il passait sur le boulevard, il se plaisait beaucoup, et il lui semblait que tout l'univers le regardait avec satisfaction. Sans tourner la tête, il regardait de tous côtés, et trouvait le boulevard bien entretenu, les cyprès nouvellement plantés, les eucalyptus et les palmiers malingres, très beaux, et qui donneraient, avec le temps, un bel ombrage. Il trouvait que les Circassiens étaient des gens honnêtes et hospitaliers.
« Il est étrange que le Caucase ne plaise pas à Laïèvski, pensait-il, fort étrange ! »
Cinq soldats, le croisant, présentèrent les armes. Sur le côté droit du boulevard, la femme d'un fonctionnaire passa sur le trottoir avec un lycéen, son jeune fils.
— Bonne matinée, Maria Konstanntînovna ! lui cria Samoïlénnko, souriant agréablement. Vous venez de vous baigner? Ha! ha! ha!... Mes hommages à votre mari !
Et il poursuivit sa route en, continuant à sourire agréablement. Mais, apercevant un aide-chirurgien qui venait à sa rencontre, il fronça tout à coup les sourcils, l'arrêta et lui demanda :
— Y a-t-il quelqu'un à l'infirmerie?
— Personne, Votre Excellence.
— Tu dis?
— Personne, Votre Excellence.
— Bien, va-t'en...
Se dandinant majestueusement, il se dirigea vers le kiosque aux rafraîchissements où était assise une vieille et grosse juive qui se faisait passer pour Géorgienne, et il lui dit, d'une voix aussi forte que s'il commandait un régiment :
— Ayez l'amabilité de me donnei un soda.1II
Le manque d'amour de Laïèvski pour Nadiéjda Fiôdorovna se traduisait surtout en ceci que tout ce qu'elle disait et faisait lui paraissait un mensonge ou quelque chose qui y ressemblait. Tout ce qu'il lisait contre les femmes et contre l'amour lui semblait on ne peut mieux convenir à lui, à Nadiéjda Fiôdorovna et à son mari.
Quand il rentra chez lui, Nadiéjda Fiôdorovna, déjà habillée et coiffée, assise près de la fenêtre, buvait son café, d'un air soucieux, en feuilletant une revue. Il pensa que boire du café n'était pas un événement assez important pour se donner une mine préoccupée et qu'elle avait eu tort de perdre son temps à se coiffer à la mode puisqu'il n'y avait ici personne à qui elle eût à plaire, ni à chercher à plaire. II vit aussi un mensonge dans la revue qu'elle tenait. Il pensa que Nadiéjda Fiôdorovna s'habillait et se coiffait pour paraître belle et qu'elle lisait pour paraître instruite.
— Cela ne fera-t-il rien si je vais me baigner aujourd'hui? demanda-t-elle.
— Et quoi? Que tu y ailles ou que tu n'y ailles pas, la terre n'en tremblera pas, je suppose...
— Je te demande ça pour que le docteur ne se fâche pas.
— Demande-le-lui à lui-même. Je ne suis pas médecin.
Ce qui, cette fois-là, déplut le plus à Laïèvski, ce fut le cou blanc, décolleté de Nadiéjda Fiôdorovna et ses frisons sur la nuque. Il se rappela que, lorsque Anna Karénine cessa d'aimer son mari, ses oreilles lui déplurent. Il pensa : « Comme c'est juste ! Comme c'est juste ! » Se sentant la tête vide, il entra dans son bureau, s'étendit sur le divan et se couvrit la figure d'un mouchoir pour ne pas être importuné par les mouches. De lentes, de vagues, de monotones idées se traînaient dans son cerveau, comme, par une soirée de mauvais temps, en automne, un long convoi de charrettes ; et il tomba dans un état d'accablante somnolence. Il lui semblait être en faute vis-à-vis de Nadiéjda Fiôdorovna et avoir causé la mort de son mari. Il se sentait comme coupable envers sa vie à lui-même, gâchée, envers le monde des hautes idées, du savoir et du travail, — ce merveilleux monde qui lui semblait impossible sur cette plage où traînent des Turcs affamés et des Abkhases paresseux. Ce monde n'était possible que là-bas, dans le Nord, où il y a des opéras, des théâtres, des journaux, et tous les modes du travail intellectuel. Ce n'est que là-bas, et pas ici, que l'on peut être honnête, instruit, élevé et pur. Il s'accusait de ne pas avoir d'idéal et d'idée directrice, bien qu'il comprît confusément maintenant ce que cela signifiait. Lorsque, deux années auparavant, il avait commencé à aimer Nadiéjda Fiôdorovna, il lui paraissait qu'il n'avait qu'à entrer en liaison avec elle et à partir pour le Caucase pour échapper à la banalité et au vide de la vie. Maintenant aussi il était assuré qu'il n'avait qu'à la quitter et à retourner à Pétersbourg pour avoir tout ce dont il avait besoin.
« Partir ! murmura-t-il en s'asseyant et se rongeant les ongles. Partir ! »
Il se vit, en imagination, prendre le bateau, déjeuner, boire de la bière glacée, causer sur le pont avec des dames, puis monter dans le train à Sébastopol et partir. Bonjour, la liberté! Les gares filent les unes après les autres, l'air se refroidit, devient de plus en plus âpre ; voici les pins et les sapins ; voici Koursk ; voici Moscou... Aux buffets, on sert de la soupe aux choux, du mouton au gruau, de l'esturgeon, de la bière ; en un mot, ce n'est plus l'Asie : c'est la Russie, la vraie Russie. Dans le train, les voyageurs parlent commerce, chanteurs nouveaux, sympathies franco-russes. On sent partout une vie cultivée, intellectuelle, alerte... Vite, vite, filer ! Voici enfin la perspective Niévski, la grande Morskâïa, et voici la petite rue de Kôvno, où, étudiant, il habitait jadis avec ses camarades. Voici le cher ciel gris, la bruine, les cochers mouillés...
Quelqu'un, dans la chambre voisine, l'appela :
— Ivane Anndréîtch, êtes-vous ici?
— Oui, répondit-il. Que voulez-vous?
— Ce sont des papiers.
Laïèvski se leva mollement, sentant sa tête tourner. Bâillant et traînant les pieds, il passa dans la chambre voisine. Resté près de la fenêtre ouverte, dans la rue, un de ses jeunes collègues déposait des papiers sur l'appui.
— A l'instant, mon cher, dit doucement Laïèvski.
Il alla prendre son encrier, revint à la fenêtre, signa les papiers sans les lire, et dit :
— Qu'il fait chaud !
— Oui. Viendrez-vous aujourd'hui?
— J'en doute... Je me sens mal. Dites à Chéehkôvski, mon cher, que j'irai chez lui après dîner.
Le fonctionnaire partit. Laïèvski se recoucha sur le divan, et se mit à penser :
« Il faut tout peser et combiner. Avant de partir, il faut payer mes dettes. Je dois près de deux mille roubles, et je n'ai pas d'argent... Évidemment, ce n'est pas la chose grave ; je paierai comme je pourrai une partie maintenant et enverrai le reste de Pétersbourg... L'important, c'est Nadiéjda Fiôdorovna... Il faut, avant tout, définir nos relations... Oui. »
Peu après il se demanda s'il ne fallait pas aller prendre conseil chez Samoïlénnko.