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L'étudiant soupira et devint pensif. Vassîlissa, conti­nuant à sourire, eut soudain un sanglot. De grosses et abondantes larmes roulèrent sur ses joués, et, de ses manches, elle protégea sa figure contre le feu, comme si elle avait honte de ses larmes. Loukèria, continuant à regarder l'étudiant de son regard fixe, rougit, et son expression devint pénible, tendue, comme celle d'une personne qui essaie de cacher une forte douleur.

Les ouvriers revenaient de la rivière. L'un d'eux, à cheval, était déjà tout près des gens qui parlaient, et le reflet du feu tremblait sur lui. L'étudiant souhaita aux veuves le bonsoir et s'éloigna.

Et ce fut de nouveau l'obscurité, et ses mains se refroidirent. Un vent rude soufflait ; l'hiver décidément revenait. Il ne semblait pas que ce fût Pâques le sur­lendemain.

L'étudiant maintenant pensait à Vassîlissa. Si elle s'était mise à pleurer c'est que tout ce qui était arrivé à Pierre durant l'affreuse nuit avait avec elle quelque, rapport.

Il se retourna. Le brasier solitaire baissait puis se ravivait doucement dans l'obscurité et on ne voyait plus personne auprès de lui. L'étudiant pensa encore que si Vassîlissa s'était mise à pleurer et si sa fille s'était troublée, c'était évidemment que ce qu'il venait de raconter, et qui s'était passé il y avait dix-neuf siècles, avait pour ces deux femmes, et, apparemment,.

pour ce village isolé, pour lui-même, et pour toute l'humanité, un lien avec le présent.

Si la vieille avait pleuré, ce n'est pas parce que son récit avait été touchant, mais parce qu'elle se sentait avec Pierre quelque chose de commun, et parce que, de tout son être, elle s'intéressait à ce qui s'était passé dans son âme.

Et dans l'âme de l'étudiant la joie s'agita tout à coup. Il s'arrêta même une minute pour reprendre haleine. Le passé, pensait-il, est lié au présent par une chaine continue d'événements, découlant les uns des autres. Il lui semblait qu'il venait à l'instant de Voir les deux bouts de la chaîne : il avait touché l'un, et l'autre avait vibré.

Et tandis qu'il passait le bac, tandis qu'ensuite il gravissait la colline de l'autre côté de la rivière, regar­dant son village natal et le crépuscule où brillait, en une raie mince, le couchant rouge et froid, l'étudiant pensait que la même vérité et la même beauté qui diri­geaient la vie des hommes au Jardin des Oliviers et dans la cour du grand prêtre, s'étaient continuées sans interruption jusqu'à ce jour, et formaient apparemment l'essentiel de la vie humaine, et, en général, ici-bas.

Et un sentiment de jeunesse, de santé et de force — il avait vingt-deux ans — et l'attente inexprima- blement douce d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'en­vahirent peu à peu. Et la vie lui parut merveilleuse, magnifique, pleine d'un sens élevé.CHOCI

L'étudiant en médecine Meyer et l'élève de l'école de peinture, de sculpture et d'architecture de Moscou, Rybnikov, vinrent trouver un soir leur ami Vassîliév, étudiant en droit, et lui proposèrent de venir avec eux rue S...

Vassîliév fut long à consentir, puis il mit son man­teau et les suivit.

Il connaissait par ouï-dire et par ses lectures les femmes publiques, mais il n'avait jamais été dans les maisons où elles habitent. Il savait qu'il est des femmes dévergondées qui, sous le poids de circonstances fatales — milieu, mauvaise éducation, nécessité, etc., — sont obligées de se vendre. Ces femmes ne connaissent pas l'amour pur, n'ont pas d'enfants, n'ont pas la capa­cité juridique. Leurs mères et leurs sœurs les pleurent comme si elles étaient mortes. La science les traite comme un mal ; les hommes les tutoient. Mais, en dépit de tout cela, elles restent des êtres humains, faits à la ressemblance de Dieu. Elles ont toutes la conscience de leur péché et espèrent le salut ; elles peuvent user, dans la plus large mesure, des moyens qui y conduisent. La société, il est vrai, n'oublie pas le passé des gens, mais, au regard de Dieu, Marie l'Égyptienne n'est pas infé­rieure aux autres saints.

Quand il arrivait à Vassîliév de reconnaître dans la rue, à son costume et à ses manières, une femme déchue, ou bien d'en voir une image dans un journal humoristique, il se rappelait une histoire qu'il avait lue.

Un jeune homme pur et désintéressé, aimant une femme perdue, lui demanda de devenir sa femme ; mais elle, se jugeant indigne d'un pareil bonheur, s'empoi­sonna.

Vassîliév habitait une des petites rues qui débouchent sur le boulevard de Tver. Lorsqu'il sortit avec ses camarades, il était près de onze heures. Il venait de neiger pour la première fois, et tout était sous l'har­monie de cette neige nouvelle. L'air sentait la neige ; la neige criait doucement sous les pieds ; le sol, les toits, les arbres, les bancs des boulevards, tout était blanc, tendre, neuf ; les maisons avaient un autre aspect que la veille. Les réverbères brûlaient avec plus d'éclat, l'air était transparent, les voitures faisaient moins de bruit en roulant, et dans l'âme s'élevait, avec l'air frais, léger et glacé, un sentiment pareil à la blancheur de la duveteuse neige nouvelle.

Malgré moi, vers ces sombres rivages,

se mit à chanter d'une agréable voix de ténor l'étu­diant en médecine,

M'emporte une force inconnue..,

Voici le moulin... Il tombe déjà en ruines...

entonna l'artiste.

Voici le moulin..,

reprit l'étudiant en médecine, levant les sourcils et rele­vant tristement la tête.

... Il tombe déjà en ruines...

Il se tut, se gratta le front, ne retrouvant pas les paroles, et chanta si haut et si bien que les passants le regardaient.

Ici, jadis, me rencontrait, quand j'étais libre, Le libre amour (i)...

Les trois jeunes gens entrèrent dans un restaurant et, sans quitter leurs manteaux, burent, au buffet, chacun deux petits verres de vodka. Au moment de boire le second verre, Vassîliév, y apercevant un mor­ceau de bouchon, approcha son verre de ses yeux de myope, le regarda longtemps et fronça les sourcils. L'étu­diant en médecine se trompa à son expression, et dit :

— Voyons, que regardes-tu? Je t'en prie, pas de philosophie ! La vodka est faite pour être bue, l'es­turgeon pour être mangé, les femmes pour aller les voir, et la neige pour marcher dessus. Conduis-toi au moins un soir comme un homme !

— Mais je ne dis rien... fit Vassîliév en riant. Est-ce que je me dédis?

La vodka lui chauffait la poitrine. Il regardait ses amis avec attendrissement, les admirait et les suivait. Quel équilibre chez ces gens bien portants, forts et gais ! Comme tout est défini et net dans leur esprit

(i) Paroles de La Roussâlka, opéra de Dorogomyjski, d'après le poème de Poûchkine. (Tr.) et leur âme ! Ils chantent, ils aiment passionément le théâtre ; ils peignent, ils parlent beaucoup ; ils boivent, et n'ont pas, ensuite, mal de tête le lendemain. Ils sont poétiques et dépravés, tendres et hardis. Ils savent et travailler, et s'insurger, et rire sans raison, et dire des bêtises. Ils sont ardents, honnêtes, remplis d'abnéga­tion, et, comme individus, ils ne sont pas pires que lui, Vassîliév, qui analyse chacun de ses pas et chacune de ses paroles, qui est méfiant, prudent et prêt à instituer sur le moindre rien tout un débat.

Et Vassîliév voulait, ne fût-ce qu'un soir, vivre comme ses camarades, s'abandonner, et s'affranchir de son propre contrôle. Faudra-t-il boire de la vodka? il en boira, dût sa tête éclater de douleur le lendemain. Le mènera-t-on chez les femmes? il ira. Il rira, fera des folies, répondra joyeusement aux plaisanteries des passants...