Il sortit du restaurant très gai. Ses amis lui plaisaient : l'un avec son large chapeau bosselé, affectant le désordre artistique, et l'autre avec son bonnet de loutre d'homme aisé, qui affecte cependant d'appartenir à la bohème instruite. La neige, les feux pâles de réverbères, les traces noires et nettes des semelles des passants lui plaisaient, et surtout ce ton diaphane, naïf, tendre, et comme virginal, que l'on ne peut observer que deux fois par an : lorsque la première neige recouvre toutes choses, au printemps dans les journées claires, ou les soirs de lune, lorsque les rivières débâclent.
Malgré moi, fredonna-t-il,
...vers ces sombres rivages, M'emporte une force inconnue...Tout le temps, on ne sait pourquoi, ce motif ne le quittait pas et ne quitta pas non plus ses amis ; tous les trois le chantaient machinalement, chacun pour soi.
L'imagination de Vassîliév lui représentait comment ses amis et lui allaient, dans dix minutes, frapper à une porte ; comment ils se glisseraient chez les femmes dans de sombres petits corridors et de sombres chambres ; comment, profitant de l'obscurité, il ferait partir une allumette et verrait un visage douloureux et un sourire fautif. La blonde ou la brune inconnue aurait, sur une camisole blanche, les cheveux flottants. Effrayée par la lumière, horriblement gênée, elle dirait : « Mon Dieu, que faites-vous? Éteignez! » Tout cela serait horrible, mais curieux et nouveau.
Il
Place du Tuyau, les amis obliquèrent vers la Grat- chôvka et atteignirent bientôt la petite rue que Vassîliév ne connaissait que de nom.
Apercevant deux rangées de maisons aux fenêtres brillamment éclairées et aux portes largement ouvertes, entendant les sons joyeux des pianos et des violons, s'envolant de toutes les portes, et se mêlant en un étrange pot-pourri, comme si quelque part, au loin dans l'obscurité, et au-dessus des toits, s'accordait un orchestre invisible, Vassîliév s'étonna et dit :
— Que de maisons !
— Qu'est-ce que c'est que ça ! fit l'étudiant en médecine. A Londres, il y en a dix fois plus. Là-bas, il y a près de cent mille femmes.Les cochers, aussi tranquillement que dans toutes les autres rues, étaient assis sur leurs sièges. Sur les trottoirs passaient des piétons, pareils à ceux des autres rues. Personne ne se hâtait ; personne ne s'engonçait dans son col ; personne n'agitait la tête avec reproche... Et, dans cette indifférence, dans l'emmêlement des sons des pianos et des violons, dans les fenêtres brillantes, dans les portes largement ouvertes, on sentait quelque chose de très cru, d'impudent, de hardi et de désinvolte. Aux marchés d'esclaves, jadis, c'était apparemment aussi gai et bruyant, et la figure et l'allure des gens dénotaient la même indifférence.
— Commençons au commencement, dit l'artiste.
Les amis pénétrèrent dans un étroit couloir qu'éclairait une lampe à réflecteur. Quand ils ouvrirent la porte, un homme en redingote noire, à la figure mal rasée de domestique, les yeux endormis, se leva paresseusement d'un canapé jaune. Cela sentait la buanderie et le vinaigre. Une porte ouvrait sur une chambre brillamment éclairée. L'étudiant en médecine et le peintre s'arrêtèrent sur le seuil et, le cou allongé, regardèrent dans la chambre.
— Buona sera, signori, Rigoletto-Hugenoti-Traviata! commença l'artiste en saluant théâtralement.
— Havana-tarakano-fistoletto! dit l'étudiant en médecine en pressant son bonnet contre sa poitrine, et saluant très bas.
Vassîliév se tenait en arrière. Lui aussi voulait saluer sur un mode plaisant et dire quelque bêtise; mais il ne fit que sourire, sentant un embarras voisin de la honte. Et il attendit impatiemment ce qui allait arriver. Sur la porte apparut une petite blonde de dix-sept à dix-huit ans, les cheveux coupés, en courte robe bleue, avec une aiguillette blanche sur la poitrine.
— Pourquoi restez-vous à la porte? demanda-t-elle. Quittez vos pardessus et entrez.
L'étudiant en médecine et le peintre entrèrent en continuant à débiter des mots italiens. Vassîliév les suivit timidement.
Messieurs, dit rudement le domestique, vos pardessus ! On n'entre pas ainsi !
Il y avait dans la salle, outre la blonde, une femme énorme, très grande, bras nus, n'ayant pas le type russe. Assise près du piano, elle étalait une réussite sur ses genoux. Elle ne fit aucune attention aux arrivants.
— Où sont donc les autres dames? demanda l'étudiant en médecine.
—- Elles prennent le thé... dit la blonde. Stépane, cria-t-elle, va prévenir les dames qu'il vient d'arriver des étudiants !
Peu après, une troisième fille entra dans la salle. Elle avait une robe ponceau à rayures bleues. Un fard épais, sans art, couvrait sa face. Ses cheveux cachaient son front. Ses yeux effarés regardaient sans sourciller. Dès en entrant, elle se mit à chanter une chanson d'une voix vulgaire de contralto. Après elle, se montra une quatrième fille, et, après celle-ci, une cinquième...
Dans tout cela, Vassîliév ne vit rien de nouveau, de curieux. Il lui sembla avoir vu quelque part, et souvent, cette salle, ce piano, cette glace au médiocre cadre doré, l'aiguillette, la robe à raies bleues, ces figures abruties et indifférentes. Par contre, le demi-jour, le repos, le mystère, le sourire de feinte, qu'il s'attendait à trouver, il n'en voyait pas même trace.
Tout était ordinaire, prosaïque, pas intéressant. La seule chose qui excitât un peu la curiosité, c'était l'horrible manque de goût, comme cherché, répandu dans la décoration des pièces, les ineptes tableaux, les robes, cette aiguillette, etc. Il y avait dans ce manque de goût, quelque chose de caractéristique, de spécifique...« Que tout cela, pensa Vassîliév, est pauvre et mesquin. Dans toute cette absurdité que je vois, qu'est-ce donc qui peut induire en tentation un homme normal, l'inciter à commettre l'horrible péché d'acheter pour un rouble un être vivant? Je comprends n'importe quel péché par raison d'éclat, de beauté, de grâce, de passion, de goût, mais là, qu'y a-t-il? Pour quelle raison pèche-t-on ici? D'ailleurs... Il ne faut pas réfléchir!...
— La barbe (i), lui dit la blonde, offrez-nous du porto.
Vassîliév, soudain, perdit contenance.
— Avec plaisir... dit-il, en s'inclinant poliment... Seulement vous m'excuserez, madame, je... je ne boirai pas avec vous ; je ne bois pas.
Cinq minutes après, les amis se rendaient dans une autre maison.
— Pourquoi donc as-tu commandé du porto? lui disait l'étudiant en médecine, fâché. Quel millionnaire !... Tu as jeté six roubles au vent !
— Si elle en voulait, disait Vassîliév en s'excusant, pourquoi ne pas lui faire ce plaisir?
— Ce n'est pas elle à qui tu as fait plaisir, mais à la patronne. Les patronnes — ça leur rapporte ! — les obligent à exiger que les clients les régalent.
Voici le moulin... se mit à chanter le peintre...
... Il est déjà en ruines...
Dans une autre maison, les amis, restés dans l'antichambre, n'entrèrent pas dans la salle. De même que
(i) Les femmes publiques interpellent encore ainsi les hommes à la manière antique, ou, du moins, à la mode vieux-russe. (Tr.)
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LE DUEL 7
dans la première maison, un homme en redingote noire, à la figure endormie, se leva d'un canapé. En regardant ce valet, sa figure et sa redingote râpée, Vassîliév pensa : « Par où doit passer un simple homme russe avant que le sort le fasse domestique ici I... Où était-il avant?... Que faisait-il? Qu'est-ce qui l'attend? Est-il marié? Où est sa mère? Sait-elle qu'il est domestique ici? »
Et Vassîliév, désormais, attacha involontairement, avant tout, dans toute nouvelle maison, son attention sur le domestique. Dans l'une d'elles, la quatrième semble-t-il, le domestique était petit, malingre, sec, avec une chaîne sur son gilet. Il lisait le Listok; il ne fit aucune attention aux arrivants. Vassîliév, après l'avoir examiné, pensa qu'un homme, avec une figure telle qu'il l'avait, était capable de voler, de tuer, de faire un faux serment. Sa figure, en effet, était intéressante : un grand front, des yeux gris, un petit nez aplati, des lèvres minces et pincées et une expression abêtie et impudente, telle que d'un jeune chien courant qui atteint un lièvre.