— Mais c'est impossible ! prononça tout haut Vassîliév, en s'effondrant sur son lit. Moi le premier, je ne pourrais pas. Il faut, pour cela, être un saint ; il faut savoir ne pas haïr et ne pas connaître le dégoût. Et admettons que l'étudiant en médecine, que l'artiste et moi, nous nous faisions violence et épousions, et que, toutes, elles se marient. Quelle conclusion en tirer? La conclusion? C'est que pendant que, ici, à Moscou, elles se marieraient, le comptable de Smolénnsk dévoierait une nouvelle série, et cette série affluerait ici aux places vacantes avec les filles de Sarâtov, de Nîjni-Novgorod, de Varsovie... Et que faire des cent mille femmes de Londres? Que faire de celles de Hambourg?... »
La lampe, dont le pétrole était brûlé, charbonna sans que Vassîliév y prît garde. Il se remit à marcher en continuant à penser. Il posait maintenant la question d'autre façon. Comment obtenir qu'il n'y eût plus besoin de femmes perdues? Il faudrait, pour cela, que les hommes qui les achètent et les tuent, sentent toute l'immoralité de leur rôle de marchands d'esclaves et s'en épouvantent. Il faut sauver les hommes.
« Pour cela, la science et les arts, pensait Vassîliév, ne peuvent rien. Quelque élevés que semblent sciences et arts, ils sont l'œuvre des hommes, la chair de notre chair, le sang de notre sang. Ils souffrent des mêmes maux que nous ; et notre corruption se reflète en eux tout d'abord. La littérature et la peinture n'exploitent- elles pas le nu et l'amour vénal? La science n'enseigne- t-elle pas de regarder ces femmes publiques comme une simple marchandise qui, en cas de défectuosité, doit être éliminée? Dans les questions de morale, il n'y a qu'une issue, l'apostolat. »
Et Vassîliév se mit à rêver que, le lendemain, il se tiendrait au coin de la rue S... et dirait aux passants : — Où allez-vous et pourquoi? Ayez la crainte de Dieu!
Il s'adresserait aux cochers indifférents et leur dirait :
— Pourquoi stationnez-vous ici? Pourquoi ne vous rebellez-vous pas, ne vous indignez-vous pas? Vous croyez en Dieu, et savez que vous péchez et que, pour ce qui se fait ici, des gens iront en enfer. Pourquoi vous taisez-vous? Ces femmes sont, il est vrai, des étrangères pour vous, mais elles ont comme vous des pères, des frères...
Un de ses camarades avait dit de Vassîliév qu'il était un homme de talent. Il est des talents littéraires, dramatiques, artistiques ; lui, avait un talent spécial : le talent humanitaire. Il avait un flair aigu, magnifique de la douleur en général. Comme un bon acteur exprime les mouvements et la voix des autres, Vassîliév savait ressentir en son cœur la douleur d'autrui. En voyant des larmes, il pleurait ; près d'un malade, il devenait lui-même malade et gémissait ; s'il était témoin d'une violence, il lui semblait que cette violence s'opérait sur lui ; il prenait peur comme un gamin, mais, après avoir eu peur, il courait au secours d'autrui. La douleur des autres l'irritait, l'éveillait, l'exaspérait, et cœtera.
Son camarade avait-il raison? Je ne sais ; mais ce que ressentit Vassîliév quand il lui sembla que la question était résolue, ressemblait beaucoup à de l'inspiration. Il pleura, se mit à rire, prononça tout haut les paroles qu'il dirait le lendemain. Il éprouva un vif amour pour les gens qui l'écouteraient et se rangeraient à côté de lui, au coin de la rue S..., pour prêcher. Il se mit à écrire des lettres, se donna des serments...
Tout cela aussi ressemblait à de l'inspiration, en ce que cela ne durait pas. Vassîliév se fatigua vite, et, quand il se remit à penser à la question et à la poser autrement, il perdit courage.
Comme les montagnes pèsent sur la terre, les femmes de Londres, de Hambourg et de Varsovie pesaient sur lui de toute leur masse. Vassîliév, écrasé, se perdit. Il convint qu'il n'avait pas le don de la parole, qu'il était pusillanime et poltron, que les indifférents ne voudraient peut-être pas l'écouter et le comprendre, lui, étudiant en droit de troisième année, timide et négligeable, et que le véritable apostolat ne consiste pas seulement en prêches, mais en actes.
Lorsqu'il fit jour et que des voitures roulaient déjà dans la rue, Vassîliév, étendu sur son divan, le regard fixe, ne pensait plus ni aux femmes, ni aux hommes, ni à l'apostolat ; toute son attention était portée sur sa souffrance d'âme. C'était une douleur obtuse, indéterminée, sans objet, ressemblant à l'angoisse, au degré le plus haut de l'effroi, et au désespoir. Vassîliév pouvait indiquer où elle résidait : dans la poitrine, sous le cœur ; mais on ne pouvait la comparer à rien.
Il avait eu jadis de forts maux de dents, il avait eu une pleurésie et des névralgies, mais, en comparaison, tout cela n'était rien. Quand son âme souffrait, la vie lui semblait atroce. L'excellente thèse qu'il avait écrite, les gens qu'il aimait, le sauvetage des femmes perdues, tout ce que, la veille, il aimait encore, ou ce pour quoi il était indifférent, tout, maintenant, à s'en souvenir, l'irritait autant que le bruit des voitures, l'affairement des garçons dans le couloir et que la lumière du jour. Si quelqu'un eût fait maintenant sous ses yeux un exploit de charité ou une atroce violence, l'une et l'autre chose eussent également produit sur lui une affreuse impression. De toutes les pensées qui flottaient paresseusement dans sa tête, deux seulement ne l'irritaient pas : l'une qu'il avait à toute minute le pouvoir de se tuer, l'autre que son mal ne durerait pas plus de trois jours. Il savait la seconde chose par expérience.
Après être resté quelque temps couché, il se leva, ne marcha plus comme d'habitude en diagonale dans sa chambre, mais en carré, longeant les murs. Il se regarda, en passant, dans la glace. Son visage était pâle, amaigri, ses tempes enfoncées, ses yeux agrandis, plus fixes, plus foncés, comme les yeux d'un autre ; ils exprimaient une insupportable souffrance d'âme.
A midi, le peintre frappa.
— Grigôry, demanda-t-il, es-tu chez toi?
Ne recevant pas de réponse, il attendit un peu, réfléchit, et se dit tout haut, en petit-russien :
— Il n'y est pas. Il est allé à l'Université, garçon trois fois maudit !
Et il partit.
Vassîliév se coucha sur son lit ; la tête enfouie sous l'oreiller, il se mit à pleurer de douleur. Il pleura ainsi jusqu'au soir, et, plus abondantes coulaient ses larmes, plus sa douleur d'âme devenait affreuse. A la brune, il se souvint de la torturante nuit qui l'attendait, et un effroyable désespoir s'empara de lui. Il s'habilla vite, s'enfuit de sa chambre, et, laissant sa porte grande ouverte, sortit dans la rue sans aucune raison... Sans se demander où il allait, il se dirigea rapidement vers la Sadôvaia.
La neige tombait abondamment comme la veille ; il dégelait. Les mains enfoncées dans ses manches, tremblant et tressaillant aux chocs, aux timbres des tramways et aux rencontres des passants, Vassîliév passa de la Sadôvaia à la Tour de Soûkharév, puis à la Porte-Rouge. De là, il tourna dans la Bassmânnaïa. Il entra dans un cabaret et but un grand verre de vodka ; mais cela n'alla pas mieux. Arrivé au Razgnulaï, il tourna à droite et s'engagea dans des rues où il n'avait jamais été de sa vie. Il atteignit le vieux pont où bruit la Iaoûza, et où l'on voit les longues rangées de lumières des fenêtres des Casernes-Rouges. Pour divertir par quelque sensation nouvelle ou par une autre douleur sa douleur d'âme, ne sachant que faire, tremblant et pleurant, Vassîliév déboutonna son pardessus et sa tunique, et exposa à la neige humide et au vent sa poitrine nue. Mais cela non plus ne diminua pas sa souffrance.