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elle portait l'eau ; elle cassait le bois ; elle dormait sur le même lit que lui, et, lorsqu'il rentrait saoul d'une noce, elle suspendait religieusement son violon au mur et mettait son mari au lit : tout cela en silence, avec une expression soumise et tendre.

Rothschild, souriant et saluant, vint trouver Iâkov.

■— Je vous cherche, petit oncle, lui dit-il. Moissey Ilytch vous salue et vous fait dire de venir chez lui au plus tôt.

Iâkov songeait bien à cela !... Il avait envie de pleurer.

— Laisse-moi ! dit-il, et il s'éloigna.

— Est-ce possible? dit Rothschild, effrayé, se préci­pitant au-devant de lui ; Moissey Ilytch sera fâché ! Et il a ordonné que vous veniez tout de suite...

Il parut dégoûtant à Iâkov que le juif fût essoufflé, qu'il clignotât, qu'il eût, sur la figure, tant de taches de rousseur; et il lui était dégoûtant de voir sa redin­gote verte, avec des rapiéçages sombres, et toute sa silhouette frêle et falote.

— Qu'as-tu à te coller à moi, gousse d'ail? lui cria­t-il ; ne t'accroche pas ! Laisse-moi !

Le juif se fâcha et cria aussi :

— Allons, si 'ous plaît, plus de calme, sans quoi je vous fais passer par-dessus la palissade !

— Disparais de devant mes yeux ! hurla Iâkov, en levant les poings sur lui. Il n'y a plus moyen de vivre avec ces galeux 1

Rothschild, prêt à mourir de peur, s'accroupit et secoua ses mains au-dessus de sa tête, comme pour parer des coups; puis il se releva et s'enfuit à perdre haleine. En courant il bondissait, remuait les bras, et on voyait son dos» long et maigre» trembler. Les gamins, heureux de l'aubaine, coururent derrière lui, en criant : « Juif ! juif ! » Les chiens coururent aussi derrière lui en aboyant ; quelqu'un se mit à rire et siffla ; les chiens hurlèrent plus fort et avec plus d'ensemble... Puis un chien mordit sans doute le juif, car un cri désespéré et douloureux retentit.

Iâkov flâna sur le pâtis communal, puis il erra aux abords de la ville, marchant droit devant lui, et les gamins criaient :

— Bronnza arrive ! Bronnza vient ! Et ce fut la rivière. Des courlis volaient avec des cris aigus ; des canards nasillaient. Le soleil brûlait et il y avait sur l'eau une telle réverbération que cela faisait mal à voir. Iâkov prit le sentier au long de la rivière et vit une dame forte, aux joues rouges, qui sortait d'une cabine : « Hein ! pensa-t-il, quelle loutre ! » Non loin du bain, des gamins péchaient les écrevisses. En voyant le vieillard, ils se mirent à crier avec frénésie : « Bronnza ! Bronnza ! »

Et voici un vieux saule caverneux sur lequel il y a des nids de corneilles... Et soudain, dans la mémoire de Iâkov se leva comme vivante la petite fille aux che­veux blonds. C'était justement le saule dont Mârfa lui avait parlé. Oui, c'était ce même saule, vert, calme, triste... Comme il avait vieilli, le pauvre saule!

Iâkov s'assit sous l'arbre et se mit à se souvenir. Sur l'autre rive, qui est maintenant un pré immergé, il y avait autrefois un grand bois de bouleaux, et là-bas, sur la colline nue que l'on voit à l'horizon, bleuissait une vieille forêt de pins. Des barques glissaient sur la rivière.

Et maintenant, tout est nu et triste ! Sur l'autre rive, il n'y a qu'un seul petit bouleau, jeune et svelte comme une demoiselle ; il n'y a sur la rivière que des canards et des oies ; il ne paraît pas qu'il y ait jamais eu là des gabares. Il semble même qu'il y ait peu d'oies en comparaison de jadis. lâkov ferma les yeux, et, dans 5on imagination, d'énormes bandes d'oies blanches s'en­volèrent à la rencontre les unes des autres.

Il ne comprenait pas qu'il ne fût pas venu une seule fois à la rivière .-en ces quarante ou cinquante der­nières années, et que, s'il y était venu, il n'eût pas fait attention à elle. C'est que c'est une rivière assez grande, pas à dédaigner ! On aurait pu y organiser des pêcheries et vendre les poissons aux marchands, aux fonction­naires, au buffetier de la gare. On aurait pu se rendre en canot d'une propriété à une autre et jouer du violon ; et les gens de toute catégorie auraient payé pour cela. On aurait pu continuer à avoir des gabares ; cela eût été plus avantageux que de faire des cercueils. Enfin on aurait pu élever des oies, les tuer et les envoyer à Moscou en hiver. Rien qu'avec le duvet, on aurait pu gagner plus de dix roubles par an. lâkov avait laissé passer l'occasion, n'avait rien fait... Quelles pertes ! ah ! quelles pertes !...

Et si l'on avait à la fois péché du poisson, joué du violon, eu des gabares et tué des oies, quel capital cela eût produit !... Mais rien de cela n'avait eu lieu, même en rêve. La vie avait passé sans profit, sans aucun plaisir : en vain, pour moins qu'une prise de tabac. En avant, il n'y avait rien, et, autant que l'on regardât en arrière, il n'y avait eu que des pertes..., si effrayantes qu'on en avait le frisson.

Pourquoi l'homme ne peut-il pas vivre de manière à éviter les pertes et les dommages? On se demande pourquoi ont été rasés le bois de bouleaux et la forêt de pins? Pourquoi le pâtis communal reste-t-il terrain vague? Pourquoi les gens font-ils précisément toujours ce qu'il ne faut pas? Pourquoi lâkov s'est-il toute sa vie jeté les poings levés sur sa femme, et pourquoi a-t-il effrayé et insulté le juif tout à l'heure? Pourquoi les gens, en général, s'empêchent-ils de vivre les uns les autres? Quelles effroyables pertes ! S'il n'y avait pas de haine et de malice, les gens tireraient les uns des autres un énorme profit.

Le soir, et pendant la nuit, lâkov vit en rêve une petite fille, le saule, des oies tuées, Mârfa, semblable de profil à un oiseau qui veut boire, et la figure pâle et pitoyable de Rothschild, et des têtes patibulaires qui s'approchent de lui, parlant de pertes d'argent. Il se retournait dans son lit et se leva cinq ou six fois pour jouer du violon.

Le matin, il se leva avec peine et se rendit à l'hôpital. Le même Maxime Nicolâïtch lui ordonna de se mettre sur la tête des compresses froides, lui remit des poudres, et, à l'expression de son visage et à son ton, lâkov comprit que son affaire à lui aussi était mauvaise, et qu'aucune poudre ne servirait de rien.

En rentrant chez lui, il réfléchit qu'il n'aurait que profit à mourir. Il n'y a plus alors ni à manger ni à boire, ni à payer des impôts, ni à offenser les gens. Et, puisque l'homme reste dans la tombe non pas un an, mais des centaines, des milliers d'années, il y a, à cela, si l'on compte bien, un énorme profit. La vie, pour l'homme, est une dépense, et sa mort est un gain. Cette considération, assurément, est juste, mais elle est tout de même amère et triste ! Pourquoi y a-t-il sur la terre un ordre si étrange que la vie, qui n'est donnée à l'homme qu'une fois, passe cependant sans profit?...

Il ne faisait pas peine à Iâkov de mourir, mais, lors- qu'en rentrant il aperçut son violon, son cœur se serra, et il souffrit. On ne peut pas emporter son violon dans la tombe : il restera délaissé, orphelin ; il lui arrivera la même chose qu'au bois de bouleaux et à la forêt de pins; tout, dans ce monde, s'est toujours perdu et se perdra,..

Iâkov sortit de son isba et s'assit sur le seuil, ser­rant son violon sur sa poitrine. En pensant à la vie passée en vain, il joua, il ne savait quoi ; mais cela fut triste et touchant ; et des larmes coulèrent le long de ses joues.

Et plus il songeait, plus tristement chantait son violon.

Le loquet de la porte de la cour claqua une ou deux fois et Rothschild apparut sur le seuil. Il traversa har­diment la moitié de la cour, mais, apercevant Iâkov, il s'arrêta tout à coup, se blottit, et, apparemment par crainte, commença à faire des gestes, comme s'il vou­lait indiquer avec les doigts quelle heure il était.

— Approche, ne crains rien, lui dit Iâkov affable- ment, lui faisant signe d'avancer.