— Passe-moi le vinaigre ! commandait-il ; je veux dire, criait-il en frappant des pieds, pas le vinaigre, mais l'huile d'olive ! Où vas-tu donc, animal?
— Chercher l'huile, Votre Excellence, disait l'ordonnance effarée, d'une voix grêle.— Vite, elle est dans l'armoire. Et dis à Dâria d'ajouter du fenouil dans le bocal des concombres. Du fenouil, tu entends? Couvre le pot à crème, badaud ! Les mouches vont tomber dedans !
Il semblait que toute la maison résonnât de sa voix. Une dizaine de minutes avant deux heures arrivait le diacre, jeune homme de vingt-deux ans, maigre, les cheveux longs, sans barbe, n'ayant encore que des moustaches. En entrant au salon, il se signait devant les Images, souriait et tendait la main à von Koren.
— Bonjour, lui disait froidement le zoologue. Où étiez-vous donc?
— Au débarcadère, à pêcher des grondins.
— Ah! naturellement!... Il est évident, diacre, que" vous ne travaillerez jamais !
— Pourquoi donc? disait le diacre, en souriant et enfonçant ses mains dans les poches très profondes de sa lévite blanche. Le travail n'est pas un ours ; il ne s'enfuira pas dans la forêt (i).
— Et qu'il n'y ait personne pour vous donner le fouet ! soupirait le zoologue.
Il s'écoulait encore quinze à vingt minutes, sans que l'on appelât les convives pour le déjeuner, et l'on entendait toujours l'ordonnance courir de la cuisine à l'office et vice versa, faisant sonner ses bottes, et Samoïlénnko crier :
— Pose ça sur la table ! Où le fourres-tu? Lave-le d'abord !
Le diacre et von Koren, affamés, se mettaient à frapper le parquet de leurs talons, manifestant ainsi
(i) Proverbe russe très usité. (Tr.) leur impatience, comme font les spectateurs au paradis d'un théâtre. La porte s'ouvrait enfin, et l'ordonnance exténuée annonçait que le dîner était servi. Samoïlénnko, écarlate, échauffé par le feu de la cuisine, irrité, les accueillait dans la salle à manger. Il les regardait méchamment et ne répondait pas à leurs questions. Avec une expression de terreur, il soulevait le couvercle de la soupière et remplissait l'assiette de chacun de ses hôtes. Ce n'était qu'après s'être convaincu qu'ils mangeaient avec appétit et que la soupe leur plaisait, qu'il soupirait, allégé, et s'asseyait dans son fauteuil profond. Son visage s'alanguissait, devenait luisant... Il se versait sans hâte un verre de vodka et disait :
— A la santé de la jeune génération !
Après sa conversation avec Laïèvski, Samoïlénnko, malgré sa bonne humeur, ressentait depuis le matin une certaine tristesse. Il plaignait Laïèvski et voulait venir à son aide. Après avoir bu son verre de vodka, il dit en soupirant :
— J'ai vu aujourd'hui Vânia Laïèvski. Sa vie est dure. Le côté matériel de son existence n'a rien de réjouissant, mais c'est surtout le côté moral qui l'opprime. Ce garçon me fait peine.
— En voilà un que je ne plains pas ! s'écria von Koren. Si cet aimable homme tombait à l'eau, je le pousserais avec un bâton et lui dirais : « Coule, mon vieux, coule... »
— Tu mens. Tu ne ferais pas ça !
— Pourquoi le crois-tu? demanda von Koren, haussant les épaules. Je suis aussi capable que toi d'une bonne action.— Est-ce une bonne action de faire noyer un homme? demanda le diacre en riant.
— Noyer Laïèvski, oui !
— Il manque, il me semble, quelque chose à cette soupe au kvass... dit Samoïlénnko voulant faire diversion.
— Laïèvski est incontestablement nuisible, continua von Koren, et aussi dangereux pour la société que le microbe du choléra. Le noyer serait une bonne action.
— Ça ne te fait pas honneur de parler ainsi de ton prochain. Dis-moi pourquoi tu le détestes?
— Ne dis pas de sottises, docteur. Il est bête de haïr et de mépriser un microbe, et de regarder comme son prochain te premier venu. C'est, je t'en demande bien pardon, ne pas réfléchir et se refuser à une juste appréciation des gens ; autrement dit s'en laver les mains. Je tiens ton Laïèvski pour un vaurien ; je ne m'en cache pas et me comporte avec lui, en pleine conscience, comme avec un vaurien ; et toi, tu le regardes comme ton prochain, ce qui revient à dire que tu te comportes envers lui comme envers moi et envers le diacre : autrement dit que tu nous tiens pour zéro. Tu as une même indifférence pour tout le monde.
— « Un vaurien!... » marmonna Samoïlénnko avec une moue dégoûtée. C'est si injuste que je ne trouve rien à te dire !
— On juge les gens d'après leurs actes, continua von Koren. Vous allez en juger, diacre... C'est à vous que je vais parler. La façon de faire de M. Laïèvski va vous être déroulée comme une longue pancarte chinoise, et vous pourrez la déchiffrer du commencement à la fin. Qu'a-t-il fait en ces deux années qu'il a vécu ici? Comptons sur nos doigts. D'abord, il a appris aux habitants de la ville à jouer au vinnte. Il y a deux ans, ce jeu, ici, était inconnu ; maintenant presque tout le monde, même les femmes et les jeunes gens, y joue du matin à la nuit basse. En second lieu, il a appris aux habitants à boire de la bière, que l'on ne connaissait pas non plus en ces parages. Les habitants lui sont, en outre, redevables d'informations sur les différentes sortes de vodka, en sorte qu'ils peuvent maintenant distinguer, les yeux bandés, celle de Kochéliov de celle de Smîrnov, n° 21. Troisièmement, on ne vivait jadis ici, avec les .femmes des autres, qu'en cachette, pour la même raison que les voleurs volent furtivement et non ouvertement. L'adultère était chose que l'on avait honte d'afficher. Laïèvski s'est comporté en cela comme un pionnier. Il vit au grand jour avec la femme d'un autre. Quatrièmement...
Von Koren finit vite de manger et tendit son assiette à l'ordonnance.— J'ai compris Laïèvski dès le premier mois de notre connaissance, poursuivit-il en s'adressant au diacre. Nous sommes arrivés ici en même temps. Les hommes comme lui apprécient beaucoup l'amitié, l'intimité, la solidarité, etc., parce qu'ils ont toujours besoin de compagnons pour jouer aux cartes, boire et manger. De plus, ils sont bavards et ont besoin d'auditeurs; nous sommes donc devenus amis. Je veux dire qu'il venait chez moi, chaque jour, m'empêcher de travailler et me parler indiscrètement de sa maîtresse. Dès les premiers moments, son extrême fausseté — j'en avais vraiment la nausée — m'avait frappé. En qualité d'ami, je le gourmandais de tant boire, de dépenser au delà de sesmoyens, de faire des dettes, de rester oisif, de ne rien lire, d'être si peu cultivé, si peu informé. A tout cela, il souriait amèrement, soupirait, et disait pour toute réponse : « Je suis un raté, je suis un homme de trop. » Ou bien : « Que voulez-vous donc de nous, mon bon, nous, les vestiges du servage? » Ou encore : « Nous dégénérons... » Ou bien il se mettait à débiter un long fatras à propos d'Onièguine, de Pêtchôrine, du Caïn de Byron, de Bazârov, toutes gens dont il disait : « Ce sont nos pères par la chair et l'esprit. » Comprenez par là que ce n'est sa faute en rien. Et les plis officiels traînent une semaine sans être ouverts ; s'il boit et fait boire les autres, les coupables, c'est Onièguine, Pêtchôrine et Tourguénièv; qui ont inventé le raté et l'homme de trop. La cause de son extrême dévergondage et de sa vie scandaleuse n'est pas, voyez-vous, en lui-même ; elle est quelque part ailleurs, dans l'espace... Et avec cela — adroite défaite ! — il n'est pas seul à être dépravé, menteur et vil. « Nous » le sommes aussi. « Nous », cela veut dire « les gens de la décade 80-90 » ; nous, « le produit paresseux et énervé de l'époque du servage », nous, que « la civilisation a mutilés »... Bref, nous devons comprendre qu'un aussi grand homme que Laïèvski est grand jusque dans sa déchéance ; nous devons comprendre que sa dépravation, son ignorance et sa malpropreté physique sont un phénomène d'histoire naturelle, sanctifié par la nécessité ; que les causes en sont universelles, élémentaires, et que l'on doit suspendre devant Laïèvski une lampe d'autel, parce qu'il est la victime fatale de l'époque, des influences, de l'hérédité, etc. Tous les fonctionnaires et les dames s'exclamaient en l'écoutant, et, de longtemps, je ne puscomprendre à qui j'avais affaire : à un cynique ou à un adroit filou? Des gens comme lui, en apparence intellectuels, un peu cultivés, et parlant beaucoup de leur noblesse personnelle, savent se faire passer pour des natures extrêmement compliquées,