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Tais-toi ! s'écria Samoïlénnko. Je ne permettrai

pas de mal parler devant moi d'un homme extrêmement bien.

Ne m'interromps pas, Alexandre Davîdytch, dit

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von Koren froidement. J'ai presque fini. Laïèvski est un organisme assez peu compliqué. Voici sa structure morale : le matin, des pantoufles, le bain et le café ; puis, jusqu'au déjeuner, pantoufles, promenade et conver­sation ; à deux heures, pantoufles, dîner et vin ; à cinq heures, bain, thé et vin ; ensuite le vmnte et le men­songe ; à dix heures, souper et vin ; et, après minuit, le sommeil et la femme. Son existence est enfermée dans ce strict programme comme un œuf dans sa coquille. Qu'il marche, qu'il soit assis, se fâche, écrive, se ré­jouisse, tout se ramène au vin, aux cartes, aux pan­toufles et à la femme. La femme joue dans sa vie un rôle fatal, écrasant. Il raconte lui-même qu'il était amoureux à treize ans. Étudiant de première année, il vivait avec une dame qui eut sur lui une influence bienfaisante et à laquelle il est redevable de son édu­cation musicale. En seconde année, il racheta une pen­sionnaire de maison publique et l'éleva jusqu'à lui, c'est-à-dire qu'il en fit sa maîtresse. Elle vécut six mois avec lui et s'en revint chez sa patronne. Et cet abandon lui causa beaucoup de souffrances morales. Hélas ! il souffrit &nt qu'il dut quitter l'Université et resta chez lui deux ans à ne rien faire ; mais ce fut pour le mieux.

LE DUEL11 se lia avec une vetive qui lui conseilla de laisser là le droit et d'étudier la philologie. Il le fit. Le cours achevé, il se prit à aimer passionnément sa femme de maintenant... comment l'appelle-t-on?... cette femme mariée... et dut s'enfuir avec elle ici, au Caucase, pour y chercher, soi-disant, l'idéal. Aujourd'hui ou demain, il cessera de l'aimer, et retournera à Pétersbourg, y chercher aussi de l'idéal.

— Qu'en sais-tu? grogna Samoïlénnko, regardant le zoologue avec colère ; tu ferais mieux de manger.

On servit des grondins bouillis avec une sauce polo­naise. Samoïlénnko en servit un entier à chacun de ses pensionnaires et leur versa la sauce lui-même. Deux minutes passèrent en silence.

— La femme, dit le diacre, joue un rôle essentiel dans la vie de tout homme. Il n'y a rien à y faire.

— Oui, mais cela dépend du degré. Chacun de nous a une femme, mère, sœur, épouse, amie. Pour Laïèvski, la femme est en tout et pour tout une maîtresse. Elle (autrement dit le concubinage avec elle) est le bonheur et le but de sa vie. Il est gai, mélancolique, ennuyé, désabusé, par la femme. La vie lui pèse-t-elle? c'est la femme qui est coupable. L'aube d'une vie nouvelle luit- elle pour lui, a-t-il trouvé un idéal? là aussi, cherchez la femme... Seul le satisfont les écrits et les tableaux où il y a une femme... Notre temps est, à son avis, mauvais et pire que celui des années 1840-1850 et 1860­1870, uniquement parce que nous ne savons pas nous adonner jusqu'à l'oubli de nous-mêmes à l'extase amou­reuse et à la passion. Ces luxurieux doivent probable­ment avoir dans le cerveau une excroissance, tenant du sarcome, qui comprime leur cervelle et domine toute leur psychologie. Observez Laïèvski quelque part en société ; remarquez-le. Quand on parle devant lui d'une question générale, comme, par exemple, celle de la cel­lule ou de l'instinct, il reste à l'écart, se tait, n'écoute pas. Il a un air languissant, désabusé; rien ne l'inté­resse ; tout est banal, nul ; mais parlez de femelles et de mâles, dites que l'araignée, par exemple, mange le mâle après qu'il l'a fécondée : ses yeux brûlent de curiosité ; sa figure s'illumine ; en un mot l'homme renaît. Tous ses sentiments pour nobles, élevés, ou indif­férents qu'ils soient, ont toujours le même point de départ. On va par exemple dans la rue avec lui, et on rencontre un âne... « Dites-moi, je vous prie, de- mande-t-il, quel serait le produit de l'accouplement d'une ânesse et d'un chameau? » Et ses rêves? Vous raconte-t-il ses rêves? Ça, c'est merveilleux!... Il rêve tantôt qu'on le marie à la lune, tantôt qu'on le mande à la police et on lui ordonne de vivre... avec une guitare...

Le diacre se mit à rire bruyamment. Samoïlénnko, pour ne pas rire, fronça les sourcils et se plissa le visage ; mais il ne put pas y résister et s'esclaffa lui aussi.

— Et tout cela n'est que mensonge ! dit-il en s'es- suyant les yeux. Ma parole, il ment !Très rieur, le diacre riait pour la moindre chose jusqu'à en avoir le point de côté et à n'en plus pou­voir. Il n'aimait, semble-t-il, à se trouver en compagnie que parce que les gens ont des ridicules, et que l'on peut leur donner des surnoms. Il avait surnommé Samoï­lénnko, la Tarentule, son ordonnance, le Malart, et il fut dans l'enchantement quand von Koren qualifia un jour Laïèvski et Nadiéjda Fiôdorovna de macaques. Il scrutait avidement les visages, prêtait l'oreille sans broncher, et l'on voyait ses yeux se remplir de joie et son visage se contracter dans l'attente de pouvoir se donner carrière et éclater de rire.

— C'est un être dépravé et anormal, poursuivit le zoologue. (Et le diacre, dans l'attente de mots drôles, buvait ses traits.) Il est rare de rencontrer une sem­blable nullité. Au physique, 0 est veule, débile et vieux ; et, à l'intellectuel, il ne diffère en rien d'une marchande qui ne fait que bâfrer, boire, dormir sur un lit de plume, et qui a pour amant son cocher.

Le diacre se remit à s'esclaffer.

— Ne riez pas, diacre, dit von Koren ; à la fin, c'est bête... Je n'aurais pas remarqué sa nullité, — reprit-il quand le diacre eut fini de rire, — je ne m'y serais pas attaché, s'il n'était pas si nuisible et si dangereux. Il est nuisible surtout par le succès qu'il a auprès des femmes et par sa menace d'avoir des descendants, autrement dit de gratifier le monde d'une douzaine de Laïèvski, aussi débiles et pervertis que lui. Seconde­ment, son exemple est au plus haut point contagieux. Je vous ai déjà parlé du jeu et de la bière ; encore un ou deux ans, il aura conquis toute la côte caucasienne. Vous savez combien la masse, surtout dans son niveau moyen, croit à l'intelligence, à l'instruction universi­taire, à la noblesse des manières et à l'élégance du débit. Quelque abomination que fasse Laïèvski, chacun croit que c'est bien, qu'il doit en être ainsi, parce qu'il est un intellectuel, un libéral, passé par l'Université. Pourtant, c'est un raté, un homme de trop, un neuras­thénique, une victime du temps, et donc tout lui est permis. C'est un bon garçon, une crème d'homme. Il pardonne si sincèrement les faiblesses ! il est accom­modant, malléable, pas fier. On peut prendre un verre avec lui, dire des obscénités, et potiner. La masse, en religion et en morale, est toujours encline à l'anthro­pomorphisme; elle aime surtout des petites idoles qui aient les mêmes faiblesses qu'elle. Jugez quel large champ s'ouvre à la contagion ! Laïèvski, avec ça, n'est pas un mauvais acteur, et c'est un hypocrite adroit. Il sait fort bien s'y prendre. Voyez un peu ses contor­sions et ses jongleries, ses façons, par exemple, si vous voulez, d'entendre la civilisation. Il en est à mille lieues, mais écoutez-le : « Ah ! que la civilisation nous déforme ! Ah ! que j'envie ces sauvages, ces enfants de la nature qui ignorent toute civilisation ! » Il faut entendre, voyez-vous, qu'il fut un temps, un certain temps, où Laïèvski était de tout cœur acquis à la civi­lisation, la servait, la connaissait à fond ; mais elle l'a lassé, désabusé, trahi. Il est, voyez-vous, un Faust, un second Tolstoï... Il traite Schopenhauer et Spencer en petits garçons, et leur tape paternellement sur l'épaule : « Eh bien, quoi, frère Spencer? » Spencer, il ne l'a cer­tainement pas lu, mais qu'il est gentil lorsqu'il dit de sa dame, avec une ironie légère et négligente : « Elle a lu Spencer ! » On l'écoute et personne ne veut com­prendre que ce charlatan, non seulement n'a pas le droit de parler sur ce ton-là de Spencer, mais qu'il n'a pas même celui de baiser la trace de ses pas. Saper la civilisation, les autorités morales, la religion d'au- trui, les éclabousser de boue, jouer bouffonnement de la prunelle à leur sujet, uniquement pour cacher sa faiblesse et son infirmité morale et les excuser, un animal rempli d'amour-propre, bas et ignoble, le peut seul.