Elle était coupable, d'abord, de ne pas partager les rêves de vie de travail pour lesquels il avait quitté Pétersbourg et était venu au Caucase. Elle était assurée qu'il était fâché contre elle ces temps derniers, précisément pour cela. En venant au Caucase, elle pensait y trouver dès le premier jour un coin- tranquille au bord de la mer, avec un joli petit jardin ombreux, plein d'oiseaux et de ruisselets, où l'on pourrait cultiver fleurs et légumes, élever canards et poules, recevoir ses voisins, soigner les moujiks pauvres et leur donner des livres ; mais il se trouva qu'il n'y avait au Caucase que des montagnes nues, des forêts et d'immenses vallées, où il fallait longuement choisir un emplacement, prendre de la peine et construire, où il n'y avait pas de voisins, où il faisait très chaud et où les indigènes peuvent vous piller. Laïèvski ne se pressait pas d'acheter un terrain. Nadiéjda Fiôdorovna en était contente et ils semblaient avoir convenu de ne jamais se rappeler leurs plans de
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vie laborieuse. Il se taisait, pensait-elle, parce qu'il était fâché qu'elle se tût.
En second lieu, elle avait acheté, sans qu'il le sût, pendant ces deux années, pour trois cents roubles de futilités diverses au magasin d'Atchmiânov. Elle avait pris au jour le jour, tantôt de la soie, tantôt une ombrelle ; et sa dette s'était insensiblement accrue.
— Aujourd'hui même, décida-t-elle, je lui dirai tout...
Mais, dans la disposition où était Laïèvski, il était bien difficile de lui parler de dettes.
Elle avait, en troisième lieu, reçu chez elle deux fois déjà, en l'absence de Laïèvski, l'officier de police Kiri- lîne, une fois le matin, quand Laïèvski était allé se baigner, et une autre fois à minuit, tandis qu'il jouait aux cartes. Se souvenant de cela, Nadiéjda Fiôdorovna rougit et se retourna vers sa cuisinière, comme si elle craignait que cette femme ne devinât ses pensées. Les longues journées insupportablement chaudes, ennuyeuses, les belles soirées alanguissantes, les nuits étouffantes, et toute cette vie où l'on ne sait, du matin au soir, que faire du temps inutile ; et les obsédantes idées qu'elle était la plus belle femme de la ville, que sa jeunesse passait pour rien, que Laïèvski était un homme honnête, un homme à idées, mais un homme monotone, continuellement en pantoufles, rongeant ses ongles, aux caprices ennuyeux ; tout cela, peu à peu, avait fait d'elle la proie du désir, et elle pensait jour et nuit, comme une folle, à la même chose. Dans sa respiration, ses regards, le timbre de sa voix et dans sa démarche, elle ne ressentait que le désir. Le bruit de la mer lui disait qu'il faut aimer, le crépuscule aussi, les montagnes aussi... Et quand Kirilîne se mit à lui faire la cour, elle n'eut plus la force de résister, ne le voulut pas; elle se donna à lui...
Les bateaux étrangers et les hommes en blanc lui rappelaient maintenant, on ne sait pourquoi, une grande salle de bal. Avec des phrases françaises, les mesures d'une valse résonnèrent à ses oreilles. Sa poitrine tressaillit d'une joie sans raison, et elle voulut danser et parler français.
Elle considérait avec joie qu'il n'y avait rien d'horrible dans sa trahison. Son âme n'y avait pas pris part ; elle continuait à aimer Laïèvski et la preuve en était qu'elle était jalouse de lui, le plaignait, et s'ennuyait quand il n'était pas là. Kirilîne s'était montré si grossier, bien que joli garçon, que tout était rompu avec lui, et il n'y aurait plus rien. Ce qui avait été n'était plus ; cela ne regardait personne, et si Laïèvski l'apprenait, il n'y croirait pas.
Il n'y avait, sur la plage, qu'une cabine pour les dames. Les hommes se baignaient en plein air. En entrant dans la cabine, Nadiéjda Fiôdorovna y trouva une dame d'un certain âge, Maria Konstanntînovna Bitioûgov, femme d'un fonctionnaire, avec sa fille Kâtia, lycéenne de quinze ans. Toutes deux, assises sur le banc, se déshabillaient. Maria Konstanntînovna, bonne, sentimentale, exaltée, délicate, parlait lentement, avec emphase. Jusqu'à trente-deux ans, elle avait été gouvernante, puis elle avait épousé Bitioûgov, petit homme chauve, très calme, qui ramenait ses cheveux sur ses tempes. Elle en était toujours amoureuse et jalouse, rougissait au mot « amour », et assurait à tout le monde qu'elle était heureuse.
— Ma chérie ! dit-elle avec transport en apercevant
Nadiéjda Fiôdorovna, et donnant à son visage l'expression que toutes ses connaissances appelaient sucrée, chérie, quel plaisir que vous soyez venue ! Nous allons nous baigner toutes ensemble. C'est ravissant I
Olga quitta vite sa robe et sa chemise et se mit à déshabiller sa maîtresse.
— Aujourd'hui, dit Nadiéjda Fiôdorovna, se crispant aux grossiers attouchements de la cuisinière nue, il fait moins chaud qu'hier, n'est-ce pas? Hier, j'ai failli mourir de chaleur.
— Oh ! oui, chérie, moi aussi j'ai failli étouffer. Croyez-moi, hier, je me suis baignée trois fois. Trois fois, chérie, figurez-vous. Mon mari en a même été inquiet.
« Est-il bien possible d'être aussi laides ! » pensa Nadiéjda Fiôdorovna en regardant sa cuisinière et Mme Bitioûgov.
Elle regarda Kâtia et se dit : « La petite n'est pas mal faite. »
— Votre mari, dit-elle, est très, très gentil ; j'en suis tout simplement amoureuse.
— Ha ! ha ! ha ! fit Maria Konstanntînovna avec un rire forcé ; c'est délicieux !
Lorsqu'elle fut dévêtue, elle remarqua que la cuisinière regardait avec dégoût son corps blanc. Olga, femme d'un soldat, vivant avec son mari, se considérait, en raison de cela, comme meilleure que sa maîtresse et supérieure à elle. Nadiéjda Fiôdorovna sentait aussi que Maria Konstanntînovna et Kâtia ne l'estimaient pas et la craignaient. C'était désagréable et, pour se relever dans leur estime, elle dit a
— Chez nous, à Pétersbourg, tout le monde est maintenant à la campagne. Mon mari et moi avons tant de connaissances ! Il faudrait aller les retrouver.
— Votre mari est ingénieur, il me semble, demanda Maria Konstanntînovna timidement.
— Je parle de Laïèvski. Il a beaucoup de relations. Mais, par malheur, sa mère est une aristocrate orgueilleuse, pas très intelligente...
Nadiéjda Fiôdorovna n'acheva pas et se jeta-à l'eau ; Maria Konstanntînovna et Kâtia la suivirent.
— Il y a, dans notre monde, beaucoup de préjugés, reprit Nadiéjda Fiôdorovna, et il n'est pas aussi facile d'y vivre qu'il le semble.
Maria Konstanntînovna, qui avait été gouvernante dans des familles aristocratiques et avait idée du monde, dit :
— Oh ! certainement ! Croyez-vous, chérie, que chez les Garâtynnski, il fallait une toilette pour le déjeuner et une pour le dîner, en sorte qu'outre mes gages, je recevais encore de l'argent pour mes toilettes, comme une actrice !
Elle se mit entre Nadiéjda Fiôdorovna et sa fille, comme si elle voulait séparer Kâtia de l'eau qui baignait Nadiéjda Fiôdorovna. Par la porte ouverte, donnant en pleine mer, on voyait quelqu'un nager à cent pas de la cabine.
— Maman, dit Kâtia, c'est notre Kôstia !
— Ah ! ah ! se mit à glousser Maria Konstanntînovna, effrayée. Ah ! Kôstia, reviens ! Reviens, Kôstia !