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Qu’est-ce qu’un postier d’avant-guerre pouvait bien faire avec un gadget pareil ? se demanda-t-il sans trop s’attarder à cette pensée. Puis il fit disparaître l’objet dans la poche de son jean.

La boîte à gants contenait également une torche dont il n’y avait bien sûr rien à tirer ainsi qu’une masse informe qui avait dû être un paquet de fusées éclairantes.

La sacoche, évidemment ! À même le plancher, sous le siège du conducteur, Gordon venait de tomber sur l’indispensable complément de l’uniforme. Le cuir en était tout craquelé, racorni même par endroits, mais les courroies tinrent bon lorsqu’il la sortit de son logement, et les rabats sauraient encore protéger l’intérieur de la pluie.

C’était loin de remplacer son sac à dos perdu mais, comme le reste, cela valait mieux que rien. Il ouvrit l’un des compartiments de la sacoche et des paquets de vieilles lettres s’en échappèrent, s’éparpillant en petits tas distincts tandis que leurs bracelets élastiques desséchés se rompaient. Gordon en ramassa quelques-unes.

— Monsieur le maire de Bend, Oregon, à Monsieur le doyen de la faculté de médecine, université d’Eugene, Oregon, déclama-t-il, comme s’il jouait le rôle de Polonius. (Puis il passa en revue les autres adresses qui, toutes, lui donnèrent l’impression de pompeux archaïsmes.) Le docteur Franklin de la petite bourgade de Gilchrist fait parvenir – avec, en évidence sur l’enveloppe, la mention urgent – une missive d’une certaine épaisseur au directeur régional de l’approvisionnement sanitaire et médical… sans doute pour réclamer la priorité pour sa commande.

Le sourire sarcastique de Gordon ne tarda pas à se transformer en un rictus perplexe à mesure que les adresses défilaient sous ses yeux. Il y avait quelque chose d’anormal dans cette histoire.

Il avait compté se distraire à la lecture des offres publicitaires acheminées par routage et des mille et un potins dont les gens remplissaient leur correspondance avant-guerre. Mais, dans la sacoche, il ne semblait pas y avoir le moindre prospectus, et si la proportion du courrier entre particuliers restait appréciable, la plupart des enveloppes portaient l’en-tête d’un service officiel.

De toute manière, les circonstances ne se prêtaient guère au voyeurisme. Gordon ne garda qu’une douzaine de lettres, dont la lecture pourrait meubler ses soirées, et dont le verso vierge lui permettrait de tenir un nouveau journal.

Il évita de penser à son ancien carnet – seize années de notes jetées, jour après jour, de son écriture de pattes de mouche, et qui seraient vraisemblablement épluchées par un ex-agent de change devenu brigand. Son journal serait lu, Gordon en avait la certitude et, par conséquent, il serait préservé, tout comme les recueils de poésie qui ne l’avaient jamais quitté. Ou alors, il s’était totalement trompé sur la personnalité de Roger Septien.

Un jour, d’ailleurs, il reviendrait les récupérer.

Mais, pour l’heure, ce qui l’intriguait, c’était la présence, dans ce coin de montagne, à l’écart de toute piste, d’une fourgonnette de l’U.S. Postal Service…

Qui avait tué ce facteur ? Il eut un début de réponse lorsqu’il contourna le véhicule par l’arrière : à mi-hauteur sur le côté droit, la vitre du hayon s’ornait d’une série de petits trous… qui pouvaient résulter d’un tir groupé.

Le regard de Gordon se reporta sur le pondérosa. C’était bien ça : la chemise et la veste portaient la marque de deux balles qui les avaient transpercées en haut du dos.

Cette tentative de détournement ou de vol ne s’était pas produite avant-guerre. À l’époque, on ne s’était pratiquement jamais attaqué à des facteurs, même durant les émeutes qui avaient couronné la grande crise, sur la fin des années 80, juste avant « l’âge d’or » de la décennie suivante.

D’autre part, la disparition d’un véhicule des postes eût immédiatement donné lieu à des recherches qui eussent été poursuivies jusqu’à ce qu’on l’eût retrouvé.

L’agression était donc nécessairement postérieure à la guerre d’une semaine. Mais pourquoi diable un facteur s’était-il aventuré seul dans la cambrousse après que les États-Unis d’Amérique avaient cessé d’exister ? Et combien de temps après ?

Le gars avait probablement réussi à se tirer d’une embuscade et avait cherché à échapper à ses assaillants en prenant des routes secondaires et des pistes d’exploitation forestière. Peut-être ne s’était-il pas rendu compte de la gravité de ses blessures… à moins qu’il n’eût simplement cédé à la panique.

Mais Gordon soupçonnait un autre motif au slalom du facteur dans les taillis et qui l’avait emmené se perdre au plus profond des bois.

— Il a voulu protéger le courrier, souffla-t-il. Il a pesé le peu de chances qu’il avait de trouver du secours sur la route contre le gros risque d’y mourir et d’exposer sa jeep au pillage… et il a choisi de cacher les lettres plutôt que de tenter de sauver sa peau.

C’était donc un authentique postier d’après-guerre ; un héros du crépuscule vacillant de la civilisation. Gordon laissa en lui remonter du passé les fiers serments de la ballade du facteur… Ni grésil, ni « Viens voir ! »… Qu’il y ait eu de tels hommes pour faire de si grands efforts à seule fin de préserver la flamme le laissa songeur.

La présence des lettres officielles trouvait là son explication, ainsi que l’absence de paperasse publicitaire. Il ne s’était pas rendu compte, alors, qu’un semblant de normalité avait subsisté pendant si longtemps. Évidemment, un jeune homme recruté par la milice à l’âge de dix-sept ans n’avait guère eu l’occasion de voir les choses sous leur aspect normal. Les débordements de la foule et les pillages de règle dans les principaux centres de distribution avaient tenu les forces de l’ordre sur le pied de guerre, une guerre d’usure que la milice avait fini par perdre en se dissolvant dans les remous qu’elle avait été chargée de mater. Si, ailleurs, durant ces mois d’horreur, des hommes et des femmes avaient eu un comportement digne d’êtres humains, Gordon n’en avait en tout cas jamais été témoin.

Le sacrifice courageux et solitaire du facteur ne faisait que l’enfoncer dans ses idées noires. L’épopée de la lutte contre les forces du chaos, menée par des maires, des professeurs d’université et des facteurs, avait un parfum de et si… trop poignant pour qu’il pût supporter d’y songer plus longtemps.

Le hayon s’ouvrit à contrecœur, après quelques secousses. En déplaçant les sacs, Gordon découvrit la casquette du postier avec son insigne terni, une gamelle vide, et, sur l’un des caissons de roue, sous l’épaisse couche de poussière qui s’y était déposée, une bonne paire de lunettes de soleil.

Il trouva aussi une petite pelle, qui avait dû servir à tirer la jeep des ornières de bien des pistes et qui, maintenant, serait utile pour enterrer son conducteur.

Enfin, juste derrière les sièges, Gordon tomba sur une guitare littéralement broyée par les lourds sacs postaux. Une balle de gros calibre s’était également occupée de lui rompre le manche. À côté, un grand sac de plastique jaune contenait une bonne livre de plantes desséchées dont émanait une puissante odeur poivrée. Les souvenirs de Gordon n’étaient pas assez estompés pour qu’il manquât de reconnaître l’arôme de la marijuana.

Jusqu’alors, il s’était représenté le facteur comme un homme entre deux âges, au crâne dégarni : l’Américain moyen. Il rectifiait maintenant cette image et la recomposait : l’homme devait être comme lui ; un corps sec et nerveux, la barbe, et une perpétuelle expression d’étonnement qui semblait vous dire : Whaou ! C’est pas vrai !