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Un néo-hippy, peut-être… un type de cette génération qui avait à peine commencé de fleurir lorsque la guerre l’avait soufflée, comme elle avait soufflé tout ce qu’il y avait d’optimisme dans ce monde… un néo-hippy mort pour protéger le courrier du système. Gordon ne voyait rien là de surprenant. Il avait eu des amis dans le mouvement, des types sincères, quoiqu’un peu bizarres.

Il récupéra les cordes de l’instrument et, pour la première fois de la matinée, se sentit vaguement coupable.

Le facteur n’avait même pas emporté une arme dans sa mission. Gordon se souvenait avoir lu quelque part que, pendant la guerre de Sécession, les postes avaient continué d’assurer leur service entre les lignes ennemies. Peut-être ce type avait-il eu foi dans le respect de ses compatriotes pour la tradition.

Mais l’Amérique post-apocalyptique avait oublié toute tradition et ne connaissait plus que les lois de la survie. Au cours de ses voyages, Gordon avait été recueilli par maintes communautés isolées ; celles-ci n’agissaient pas autrement que celles qui en usaient ainsi avec les ménestrels du Moyen Âge. Certaines étaient totalement dominées par la paranoïa sous toutes ses formes. Même dans les rares cas où on lui avait manifesté des sentiments réellement amicaux, où des gens avaient pris à cœur de bien recevoir un étranger, il n’avait jamais manqué de repartir le plus rapidement possible. Chacun de ses séjours finissait par provoquer en lui le même rêve : des roues qui tournaient et des objets qui passaient dans le ciel.

Le soleil était déjà haut. Les découvertes de Gordon dans la jeep lui redonnaient de bonnes chances de survie et il pouvait se dispenser d’aller affronter les bandits. Plus vite il franchirait la passe, mieux il se porterait.

Dans l’immédiat, tout ce qu’il souhaitait, c’était de trouver un ruisseau correct où il pût pêcher une truite ; de quoi se remplir l’estomac.

Toutefois, une dernière chose restait encore à faire. Il empoigna la pelle.

Faim ou pas, tu dois bien ça à ce mec.

Il laissa errer son regard à la recherche d’un coin abrité où la terre serait plus facile à creuser, et d’où l’on aurait une belle vue.

4

… N’aie point de crainte, Macbeth, m’ont-elles dit, jusqu’à ce que la forêt de Birnam parvienne à Dunsinane, et maintenant voilà qu’une forêt vient vers Dunsinane.

Aux armes ! Aux armes ! Qu’on aille quérir ses armes ! Si c’est là ce dont parlaient les trois sorcières… cette monstruosité qui vers nous s’avance… nous n’avons nul moyen de fuir ou de nous cacher !

Gordon étreignit le pommeau de son épée – on l’avait bricolée en clouant du fer blanc de récupération sur une planche découpée – puis il fit un geste à l’intention d’un invisible lieutenant.

— Ah, je commence à être las du soleil et je voudrais que le monde fût défait !

Que l’on sonne l’alarme ! Soufflez, vents ! Survenez, naufrages ! Qu’au moins nous mourions notre armure sur le dos !

Gordon redressa les épaules et, brandissant sa lame, fit sortir Macbeth de scène à la rencontre de son destin.

Lorsqu’il ne fut plus directement dans la lumière du demi-cercle de lanternes, il pivota sur lui-même afin de jeter un coup d’œil sur ses spectateurs. Les représentations précédentes leur avaient beaucoup plu mais il se demandait si cette version de Macbeth, bâtarde et réduite à un seul acteur, ne leur était pas passée au-dessus de la tête.

Toutefois, l’instant qui suivit sa sortie, d’enthousiastes applaudissements crépitèrent, orchestrés par Mme Adele Thompson qui présidait aux destinées de la petite communauté. Les adultes l’acclamaient en sifflant et en tapant des pieds. Les jeunes frappaient maladroitement dans leurs mains, les adolescents gardaient les yeux rivés sur leurs aînés pour tenter de saisir le même rythme, comme si c’était la première fois qu’ils participaient à une cérémonie de ce genre.

De toute évidence, ils avaient apprécié sa version abrégée de la tragédie. Gordon poussa un soupir de soulagement. À vrai dire, certaines coupes sombres dans le texte ne provenaient pas tant du souci de raccourcir la pièce que du souvenir défectueux qu’il avait de l’original. Voilà presque dix ans qu’il n’avait pas eu ce texte entre les mains, et encore, à l’état de fragment à demi calciné, récupéré dans les ruines d’une bibliothèque incendiée.

Il était néanmoins certain des derniers vers du monologue. Jamais il ne pourrait oublier cette histoire de vents et de naufrages.

Il retourna saluer son public et, souriant, s’avança sur le devant de la scène… un plancher fixé sur le pont de graissage de ce qui, jadis, avait été l’unique station-service de la minuscule bourgade de Pine View.

La faim et la solitude l’avaient amené à miser sur la persistance des sentiments hospitaliers dans ce village de montagne aux champs ceinturés de clôtures et aux épais murs de rondins. Et le coup de dé s’était révélé payant au-delà de toute espérance. L’échange d’une série de représentations contre le gîte et le couvert, plus quelques provisions pour la route s’était vu voté à une confortable majorité d’électeurs adultes et le succès qu’il remportait maintenant ne faisait qu’entériner l’affaire.

— Bravo ! Magnifique ! lançait Mme Thompson, debout au premier rang.

Sèche et couronnée de cheveux blancs, elle était encore robuste et n’épargnait pas ses forces pour encourager la quarantaine de citoyens de Pine View, y compris les gosses, à manifester leur enthousiasme. Gordon y répondit par une révérence encore plus profonde.

Bien sûr, son spectacle avait été d’une médiocrité affligeante mais il était probablement la seule personne à plus de cent kilomètres à la ronde qui eût, dans le temps, mis les pieds sur une scène de théâtre. L’Amérique était redevenue un pays de péquenots et, à l’instar de ses prédécesseurs dans la profession de saltimbanque, Gordon avait appris la valeur des gros effets.

— Extraordinaire. Il n’y a pas d’autre mot ! lui dit Mme Thompson comme ils se joignaient aux villageois qui convergeaient vers le buffet : une longue table collée contre le mur du fond.

Les enfants les plus grands faisaient déjà cercle autour de lui, les yeux ronds d’émerveillement.

Pine View était une communauté assez prospère comparée aux bourgades des plaines et des montagnes qui crevaient littéralement de faim. Certes, il y avait toute une tranche d’âge qui n’était pratiquement pas représentée à cause du bond dévastateur de la mortalité infantile, durant l’Hiver des Trois Ans, mais Gordon remarqua néanmoins une honnête proportion d’adolescents, des hommes et des femmes encore jeunes et même une poignée de vieillards qui devaient avoir largement dépassé l’âge mûr lorsque l’Apocalypse s’était déchaînée.

Ils ont dû se battre pour sauver tout le monde. Le cas ne s’était que rarement produit mais Gordon en avait, çà et là, constaté les résultats.

Partout, la trace de ces années demeurait sensible. Dans ces visages qui portaient encore les stigmates des épidémies ou, gravées au burin dans leurs traits, les horreurs de la famine et de la guerre. Un homme et deux femmes étaient amputés, un autre n’y voyait que de l’œil gauche, le droit étant noyé dans une nébuleuse cataracte.

Il s’était habitué à ce genre de spectacle… du moins superficiellement. Il gratifia son hôtesse d’un hochement de tête reconnaissant.