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— Je vous remercie, madame Thompson. J’apprécie les compliments lorsqu’ils me viennent d’un critique perspicace tel que vous. Je suis heureux que vous ayez apprécié mon spectacle.

— Je suis sérieuse, insista la matriarche, comme si Gordon s’était modestement récrié. Il y a des années que je n’avais connu un tel ravissement. Cette tirade finale de Macbeth m’a fait courir des frissons tout le long du dos ! Je regrette seulement de n’avoir pas regardé cette pièce à la télévision lorsque c’était encore possible. Il faut dire que je n’aurais jamais cru que c’était si bien ! Et ce discours inspiré que vous nous avez récité tout à l’heure… celui d’Abraham Lincoln. Vous savez, au début, nous avons essayé de redémarrer une école ici, mais ça n’a pas marché. Nous avions besoin de tous les bras, y compris de ceux des gosses. Mais ce discours m’a donné à penser. Nous avons réussi à mettre de côté quelques vieux livres. Peut-être le moment est-il venu de refaire une tentative…

Gordon acquiesça poliment d’un signe de tête. Le syndrome ne lui était pas inconnu… C’était le meilleur accueil qu’il pouvait attendre parmi ceux qu’il avait appris à connaître tout au long de ces années d’errance. Le meilleur, mais aussi celui dont la tristesse restait la plus poignante. Il ne pouvait s’empêcher de se considérer comme un charlatan chaque fois que ses spectacles suscitaient d’irrépressibles bouffées d’espoir chez ces quelques braves gens, rescapés d’un autre âge et chez qui il réveillait le souvenir de jours meilleurs… À sa connaissance, l’espoir n’avait jamais manqué de retomber au bout de quelques semaines, au mieux d’un mois ou deux.

Il fallait croire que les semences de la civilisation avaient besoin, pour germer, de beaucoup plus que la nostalgie et la bonne volonté d’anciens lycéens sur le retour. Gordon s’était souvent demandé si le miracle n’attendait pas, pour éclore, d’être suscité par le juste symbole… par la mise en œuvre de l’idée adéquate… Il devait s’avouer que, quel qu’en fût le succès, ses petites saynètes n’étaient pas la clé du problème ; elles pouvaient certes faire jaillir une étincelle – et encore… de loin en loin – mais elles n’allumaient jamais que des feux de paille. Il n’avait rien d’un messie ambulant. Le genre de mythes qu’il colportait n’étaient pas le moteur ad hoc pour triompher de l’inertie d’une époque barbare.

Le monde continue de tourner et, bientôt, le dernier survivant de l’ancienne génération l’aura quitté. Le continent sera aux mains de tribus éparpillées. Peut-être, dans un millier d’années, la grande aventure recommencera-t-elle mais, d’ici là...

Gordon fut épargné par la douleur d’entendre Mme Thompson exposer plus avant ses projets dont la réalisation était tristement improbable. La foule se fendit pour laisser parvenir jusqu’à eux un petit bout de femme noire aux cheveux d’argent, dont la peau parcheminée semblait tendue directement sur les os, et qui s’empara du bras de Gordon dans un geste aussi ferme qu’affectueux.

— Ce n’est pas raisonnable, Adele, dit-elle au chef de clan. M. Krantz ne s’est rien mis sous la dent depuis midi. À mon sens, si nous voulons qu’il soit capable de nous donner une nouvelle représentation demain soir, mieux vaudrait que nous songions à le nourrir, pas vrai ?

Elle lui secoua vigoureusement le bras et parut en retirer la conviction qu’il était sous-alimenté… conviction qu’il n’aurait contredite sous aucun prétexte, vu le fumet des préparations qui venait dans sa direction.

Mme Thompson gratifia sa contemporaine d’un regard empli d’une patiente indulgence.

— Évidemment, Patricia, dit-elle, puis elle se tourna vers Gordon : Nous reprendrons cette conversation plus tard, voulez-vous ? Lorsque Mme Howlett vous aura quelque peu remplumé.

Son sourire et ses yeux pétillants n’étaient pas sans montrer une ironie pleine de finesse, et Gordon s’aperçut qu’Adele Thompson remontait dans son estime. À coup sûr, elle n’était pas du genre à s’en laisser conter.

Mme Howlett le guida dans la foule. Gordon distribua signes de tête et sourires tandis que des mains se tendaient pour lui toucher la manche. Des yeux écarquillés suivaient ses moindres gestes.

La faim m’aura rendu meilleur acteur. Je n’ai jamais eu un public avec de si bonnes réactions. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour les mettre dans cet état ?

Parmi ceux qui se bousculaient au bord de la longue table pour le dévorer du regard, il remarqua une jeune femme à peine plus grande que Mme Howlett, avec des yeux en amande, pareils à des lacs insondables, et des cheveux du plus beau noir que Gordon se souvînt d’avoir jamais vu. À deux reprises, elle se retourna pour donner une tape sur la main d’un enfant qui tentait d’attirer l’attention de l’honorable invité. Chaque fois, son regard rencontra prestement celui de Gordon, et elle sourit.

À ses côtés, un fort et grand jeune homme caressait machinalement sa barbe aux reflets roux ; il contemplait Gordon avec un air bizarre… et il y avait dans ses yeux comme une résignation désespérée. Ce fut à peine si Gordon disposa d’une minute pour faire le rapport entre l’homme et la femme car, déjà, Mme Howlett l’entraînait jusque devant la jolie brunette.

— Abby, dit-elle, prends une assiette et sers à M. Krantz un échantillon de tout ce que nous avons à lui offrir. Comme ça, il pourra choisir… pour se resservir. C’est moi qui ai fait la tourte aux mûres, monsieur Krantz.

Bien que la tête commençât de lui tourner, Gordon prit note de penser à redemander de la tourte aux mûres. Il avait quelque difficulté à se concentrer sur les bonnes manières. Cela faisait des années qu’il n’avait vu ou humé quelque chose d’approchant. Les odeurs le ravissaient, le soustrayant aux regards déconcertants et aux caresses que chacun lui prodiguait.

Il y avait une grosse dinde truffée, toute grésillante encore de son séjour sur la broche. Un énorme saladier fumant de pommes de terre bouillies, garnies de pemmican mariné dans la bière, d’oignons et de carottes, constituait le plat de résistance. Et, au bout de la table, Gordon vit une autre jatte pleine à ras bord d’une recette locale à base de jus de pomme. Il y avait encore un tonneau de flocons de pomme déshydratés. Avant de repartir, se dit Gordon, il va falloir que je négocie une petite provision de ce truc.

Tout en poursuivant avec passion son inventaire, il s’empressa de tendre son assiette. Abby la prit sans le quitter des yeux.

Le grand rouquin à la mine soucieuse grogna quelque chose d’incompréhensible et ses deux paluches vinrent se nouer sur la main droite de Gordon. Celui-ci eut un mouvement de recul mais le gaillard taciturne ne lâcha pas prise avant d’avoir obtenu de lui une franche poignée de main.

L’homme grogna de nouveau quelque chose, mais trop bas pour que ce fût audible, hocha la tête et le lâcha enfin. Puis il se pencha pour déposer un baiser rapide sur le front de la brunette avant de s’éloigner à grands pas, les yeux rivés à terre.

Gordon resta bouche bée. Quelque chose m’aurait-il échappé ? Il avait la nette impression qu’un événement venait de se produire et que celui-ci lui était passé au-dessus de la tête.

— C’était Michael, le mari d’Abby, lui expliqua Mme Howlett. Il est obligé de nous quitter pour aller relever Edward à la surveillance des pièges mais il ne voulait pas partir avant d’avoir vu votre spectacle. Quand il était petit, on ne pouvait le décrocher de la télé lorsqu’il y avait des pièces de théâtre…