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Le fumet qui montait de son assiette et lui agaçait les narines achevait d’attirer Gordon dans le vertige de la faim. Abby rougit puis sourit lorsqu’il la remercia.

— Vous aurez l’occasion de parler plus tard avec Abby, lui dit Mme Howlett en l’entraînant vers une pile de vieux pneus pour qu’il pût s’asseoir. C’est le moment de manger… et d’y prendre plaisir.

Gordon n’allait pas se le faire dire deux fois. Il s’attaqua à son repas. Les gens continuaient de satisfaire leur curiosité et le regardaient sans plus de gêne ; la vieille dame noire débitait toujours son bavardage.

— C’est bon, n’est-ce pas ? Ne faites pas attention à nous. Restez assis, et mangez. Lorsque vous serez rassasié, et que vous vous sentirez de nouveau en forme pour parler, je crois que nous serions tous heureux de vous entendre raconter, une fois de plus, comment vous êtes devenu facteur.

Gordon leva les yeux et rencontra au-dessus de lui un demi-cercle de visages suspendus à ses lèvres. Il s’empressa de boire une gorgée de bière pour apaiser la brûlure des pommes de terre trop chaudes.

— Je ne suis qu’un voyageur, dit-il entre deux bouchées à son auditoire et la main déjà sur la cuisse de dinde qu’on lui avait servie. Il n’y a pas grand-chose à raconter sur la façon dont j’ai hérité de cette sacoche et de cet uniforme.

Il s’en fichait pas mal qu’on le regardât, qu’on le touchât, ou même qu’on lui parlât, du moment qu’on le laissait manger !

Mme Howlett resta quelques minutes à le contempler en silence puis, incapable de se retenir plus longtemps, rouvrit son moulin à paroles.

— Vous savez, quand j’étais petite fille, on ne manquait jamais, chez nous, d’offrir du lait et des gâteaux secs au facteur. Et, la veille du Nouvel An, mon père lui laissait un petit verre de whisky sur la barrière. Papa nous récitait d’ailleurs souvent ce poème qui commence comme ça : « Sous le grésil et dans la boue, par temps de guerre et au cœur des fléaux, malgré les brigands et la nuit noire… »

Gordon crut s’étouffer sur une bouchée qui, soudain, refusa de passer. Il toussa et leva les yeux pour voir si la vieille dame n’avait pas délibérément modifié les paroles de la ballade. Mais non, et il sentit miroiter au fond de son esprit comme une lueur née de l’accidentelle et fantastique justesse de ce faux souvenir.

La lueur s’éteignit tout à fait lorsqu’il planta les dents au cœur de la chair croustillante de la volaille. Toute volonté d’analyser plus avant l’idée de Mme Howlett lui manqua.

— Notre facteur aussi nous chantait ça ! (Celui qui venait d’intervenir dans la conversation présentait l’apparence incongrue d’un géant aux longs cheveux bruns et à la barbe semée de fils d’argent. Son regard se voila à l’évocation de ces temps enfuis.) Le samedi, lorsque nous étions rentrés de l’école, nous l’entendions arriver avant même qu’il ait tourné le coin de la rue. C’était un Noir, bien plus noir que Mme Howlett ou que Jim Horion, le gars, là-bas, près de la table. Et sa voix, vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle était belle ! Je crois que c’est ce qui lui avait permis de décrocher cet emploi. Il m’apportait les flammes postales dont je faisais collection. Il sonnait pour me les remettre à moi, et à personne d’autre.

La voix de l’homme s’était réduite à un murmure plein d’émotion et de respect.

— Quand j’étais petite, notre facteur se contentait de siffler pendant sa tournée, dit une femme d’âge mûr au visage creusé de rides. (Son ton trahissait une certaine déception.) Mais il était tout de même très chouette. Quelques années plus tard, un soir, en revenant du travail, j’ai appris qu’un de nos voisins lui devait la vie sauve. Le facteur l’avait découvert mourant et il lui avait fait du bouche-à-bouche jusqu’à l’arrivée de l’ambulance.

Un oh ! admiratif monta du cercle des auditeurs, comme s’ils écoutaient les exploits d’un héros des temps anciens. Comme frappés de mutisme, les enfants ouvrirent plus grands leurs yeux et leurs oreilles.

Les récits n’en finissaient pas de s’embellir et de se surcharger de mille broderies. C’était du moins l’avis de Gordon qui leur prêtait encore attention en mangeant. Certaines anecdotes étaient trop tirées par les cheveux pour qu’il pût les croire.

Mme Howlett lui posa la main sur le genou.

— Dites-nous encore une fois comment vous êtes devenu facteur.

Gordon eut un haussement d’épaules vaguement désespéré.

— Je n’ai fait que trouver ses affaires ! s’écria-t-il la bouche pleine.

Assailli comme il l’était déjà par l’odeur de la nourriture, il avait peine à se défendre d’un sentiment de panique lorsqu’il les voyait resserrer leur cercle autour de lui. Toutefois, si ces villageois tenaient à auréoler, dans leurs souvenirs, ceux qu’ils avaient considérés jadis, au mieux, comme de vulgaires fonctionnaires au bas de l’échelle sociale, c’était leur affaire. Apparemment, ils établissaient un rapport entre le spectacle qu’il leur avait donné ce soir et les pauvres manifestations d’extraversion dont, étant gosses, ils avaient été témoins chez les employés qui assuraient la distribution du courrier. Il n’y trouvait rien à redire. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient, aussi longtemps qu’ils n’en tiraient pas motif pour troubler son repas !

— Ah… (Il y en eut un bon nombre, dans l’assistance, pour se regarder d’un air entendu et hocher la tête comme si la réponse de Gordon avait eu quelque sens profond. Il entendit également ses propres paroles véhiculées comme par un écho vers ceux qui étaient à l’extérieur du cercle :) Il a trouvé les affaires du facteur… aussi en est-il naturellement venu à…

Sa réponse avait dû les satisfaire car il vit enfin la muraille humaine se dissoudre pour aller calmement faire la queue au buffet. Ce ne fut que beaucoup plus tard, en y réfléchissant, qu’il perçut le sens de ce qui s’était produit en ce lieu, sous l’abri de ce qui avait été autrefois une verrière et qui était à présent muré par des planches, dans la parcimonieuse clarté des lanternes, tandis qu’il se gavait de nourriture au risque d’en éclater.

5

… nous avons pu constater que notre hôpital disposait d’une abondante réserve de désinfectants et d’analgésiques de toute sorte. En revanche, nous a-t-on dit, de tels produits de première nécessité seraient en passe de manquer à Bend et dans les centres de transit du nord de l’État. Nous serions donc désireux d’échanger une partie de notre stock – ainsi que des barres de résine déionisante constituant le chargement d’un camion qui s’est trouvé abandonné sur le territoire de notre commune – contre mille doses de tétracycline, qui nous permettraient peut-être d’enrayer la progression vers l’est de la peste bubonique. En l’absence de tétracycline, nous pourrions nous rabattre sur une culture active de levure balomycinogène à la condition qu’on nous dépêche une personne compétente susceptible de nous expliquer comment la conserver.

Nous avons aussi désespérément besoin de…

Il avait fallu que le maire de Gilchrist fût doté d’une volonté peu commune pour parvenir à convaincre son comité d’urgence local de l’intérêt d’un tel marché. Les tendances à l’accumulationdans leur illogisme, et malgré l’obstacle qu’elles opposaient à toute forme de coopération – avaient joué un rôle majeur dans l’Effondrement. Qu’il y eût encore des gens dotés de bon sens au cours des deux premières années du chaos ne laissait pas de surprendre Gordon.