Выбрать главу

Il se frotta les yeux. La clarté dispensée par deux chandelles artisanales était peu propice à la lecture, mais il avait du mal à trouver le sommeil sur ce matelas trop moelleux… toutefois il eût préféré être pendu que de dormir par terre, après avoir si longtemps rêvé d’un tel lit dans une telle chambre.

Un peu plus tôt, il s’était senti presque mal. Toute la nourriture qu’il avait copieusement arrosée de la bière maison lui avait fait franchir la mince frontière entre la gaieté délirante et la détresse absolue. Sur la corde raide, il s’était senti vaciller et ne gardait de la fiesta qu’un souvenir brumeux. Ensuite, il avait basculé dans la douceur de la chambre qu’on lui avait préparée.

Là, une brosse à dents l’attendait sur la table de nuit, et une grande bassine remplie d’eau chaude.

Et du savon !

Il avait pris un bain et son estomac s’était rasséréné, tandis qu’une chaleur irradiante et pure se répandait sous sa peau.

Gordon sourit en découvrant, soigneusement disposé sur une chaise, son uniforme de postier lavé, repassé, presque comme neuf, maintenant qu’on en avait proprement recousu et reprisé les accrocs et les trous qu’il avait toujours négligés de réparer.

Il ne pouvait pas reprocher aux habitants de ce minuscule village d’avoir négligé de satisfaire le seul désir qui lui restât… quelque chose dont il manquait depuis trop longtemps d’ailleurs pour qu’il lui accordât encore une pensée. C’était suffisant. Il était presque au paradis.

À présent, étendu dans une cotonneuse béatitude entre deux draps qui, pour n’être plus très neufs, n’en étaient pas moins irréprochables, il se laissait nonchalamment aller au sommeil en lisant un exemplaire de la correspondance qu’avaient entretenue deux personnes mortes depuis des années.

Le maire de Gilchrist poursuivit ainsi :

Nous avons d’énormes difficultés avec des bandes locales de « survivalistes ». Par bonheur, la plupart de ces égoïstes forcenés sont trop paranoïaques pour se regrouper et ils se causent entre eux autant d’ennuis qu’ils nous en causent à nous. Toutefois, ils commencent à nous poser un véritable problème.

Notre substitut est régulièrement attaqué par des bandes d’hommes armés et vêtus de treillis provenant des surplus de l’armée. Nul doute que ces crétins le considèrent comme un « laquais des Russes » ou quelque chose de ce genre.

Ils ont entrepris des battues sur une grande échelle, tuant tout ce qui vit dans la forêt, dans un gaspillage inadmissible pour le dépeçage et la conservation de la viande. Nos propres chasseurs rentrent souvent bredouilles et dégoûtés par le carnage qu’ils constatent, sans parler qu’ils servent souvent de cibles et se font tirer dessus, et cela, sans la moindre provocation de leur part.

Je sais que c’est beaucoup vous demander, mais si les émeutes dues au regroupement des populations vous laissaient quelque répit, pourriez-vous détacher un peloton et nous l’envoyer afin qu’il nous aide à débusquer cette racaille de cow-boys égocentriques et accumulateurs des bastions qu’ils tiennent et qui leur servent de caches d’armes ? Peut-être l’intervention d’une ou deux unités de l’U.S. Army les convaincrait-elle que nous avons gagné la guerre et que l’heure est venue de travailler la main dans la main à la reconstruction du…

Gordon posa la lettre.

Les choses ne s’étaient donc pas ici déroulées différemment d’ailleurs. La « courte paille », celle que le destin avait tenue cachée au creux de sa main, s’était, comme partout, révélée être la plaie des « survivalistes », et tout particulièrement des suiveurs de ce grand prêtre de la plus violente anarchie, Nathan Holn.

Entre autres missions dans la milice, Gordon avait eu à démanteler de très nombreux de ces petits gangs de gouapes et de maniaques du revolver que les grandes villes avaient engendrés. Le nombre de cavernes et de chalets fortifiés sur lesquels était tombée son unité – en pleine prairie, ou sur des îles au milieu d’un lac – était tout bonnement impressionnant… et ces caches remontaient à la paranoïa des décennies difficiles qui avaient précédé la guerre.

Le comble de l’ironie, c’est qu’on avait tourné la page. La crise était finie. Tout le monde se trouvait attelé à la tâche de tout reconstruire et était décidé à coopérer pour y parvenir. Pour tous, à part une poignée de dingues, on semblait être à la veille d’une renaissance pour l’Amérique et pour le monde entier.

Seulement, nous avions oublié le mal que quelques déments, en Amérique et ailleurs, étaient susceptibles de causer.

Bien sûr, lorsque l’Effondrement s’était produit, les précieuses petites forteresses de survivalistes isolés n’étaient pas restées très longtemps en leur pouvoir. La plupart de ces minuscules bastions avaient changé de mains une bonne douzaine de fois sinon plus dans les premiers mois… c’étaient des cibles si tentantes ! Les combats avaient fait rage sur toute l’étendue de la plaine jusqu’à ce que le dernier capteur solaire eût volé en éclats, jusqu’à ce que la dernière éolienne eût été saccagée, jusqu’à ce que la dernière cache de médicaments utiles fût disséminée dans la poursuite incessante des drogues les plus dures.

Seuls, les ranches, les villages et les communautés qui avaient gardé le bon dosage de dureté, de cohésion interne et de bon sens avaient fini par survivre. Entre-temps, les unités des forces de l’ordre avaient toutes péri en service commandé ou s’étaient dissoutes dans les bandes errantes de survivalistes ayant effectivement survécu, la première génération d’ermites bardés d’armes et de protections diverses n’ayant que rarement atteint l’objectif motivant sa conduite absurde.

Le regard de Gordon, une fois de plus, revint sur le cachet. Presque deux ans après la guerre. Il secoua la tête. Moi, je n’ai jamais connu personne qui ait tenu aussi longtemps.

Cette pensée lui fit mal, comme une plaie mal guérie en lui. Tout ce qui tendait à donner un caractère inévitable aux seize années passées était tout simplement trop dur à imaginer.

Il y eut un bruit étouffé. Gordon leva les yeux et se demanda s’il n’avait pas rêvé. Puis, à peine plus fort, un coup fut frappé à la porte de sa chambre.

— Entrez, dit-il.

Le battant ne fit que s’entrouvrir et un visage au sourire timide s’y hasarda : celui d’Abby, la petite brune au je-ne-sais-quoi d’oriental dans le regard. Gordon replia la lettre, la remit dans son enveloppe et rendit son sourire à la jeune femme.

— Re-bonsoir, Abby. Qu’est-ce qui se passe ?

— Je… c’est juste pour voir si vous n’avez besoin de rien, s’empressa-t-elle de répondre en baissant les yeux. Le bain était bon ?

— S’il était bon ? (Il soupira et se sentit de nouveau glisser dans une chaleur aquatique.) Oh, oui, jeune femme ! Et, par-dessus tout, j’ai apprécié la brosse à dents. C’était un don du ciel.

— Vous nous aviez bien dit avoir perdu la vôtre ? (Elle continuait de fixer le plancher, à ses pieds.) J’ai fait remarquer que nous en avions au moins cinq ou six en réserve qui ne nous servaient pas. Je suis contente qu’elle vous ait fait plaisir.

— C’était donc votre idée ? (Il hocha la tête.) En ce cas, j’ai une dette envers vous.

Abby leva les yeux et sourit.

— Qu’est-ce que c’était, la lettre que vous lisiez ? Puis-je y jeter un coup d’œil ? C’est la première fois que j’en vois une.

Gordon éclata de rire.

— Ce n’est pas possible. Vous n’êtes pas si jeune ! Vous devez en avoir vu, avant la guerre.