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Gordon resta bouche bée, clignant des yeux sans y croire.

— Hein ? ! fit-il pour exprimer la totalité du soudain contenu de son esprit.

— Voilà cinq ans que nous essayons, expliqua la jeune femme. Pourtant, nous voulons vraiment avoir des enfants. Mme Horton pense que ça vient de Michael ; il a été très gravement touché par les oreillons à l’âge de douze ans. Vous devez vous souvenir de cette terrible épidémie d’oreillons ?

Gordon hocha la tête, assailli par le rappel de tous ses amis qui en étaient morts. La stérilité qui avait frappé les survivants avait suscité des arrangements inhabituels dans toutes les communautés qu’il avait traversées.

Toutefois…

Abby reprit aussitôt :

— Enfin, ça pourrait poser des problèmes si l’on demandait à un autre homme ici de… d’être le père physique. Vous savez… quand on vit si près les uns des autres, comme ça, on est obligé de ne pas considérer les hommes de la communauté comme… enfin, vous comprenez… du moins, pas de cette façon… Je… je ne crois pas que j’aurais aimé ça, d’ailleurs, et puis ça nous aurait inévitablement causé des ennuis. (Elle rougit.) À part ça, je vais vous dire quelque chose, si vous me promettez de ne pas le répéter. Il n’y a pas ici un autre homme qui puisse donner à Michael le genre de fils qu’il mérite. Il est très intelligent, vous savez. Il est le seul d’entre nous les jeunes qui sache réellement lire…

Ce flot de discours, avec son étrange logique, se déversait trop vite sur Gordon pour qu’il pût vraiment le suivre ou le saisir. Une part de lui-même notait avec détachement qu’il s’agissait là d’une réponse tribale, particulièrement subtile et complexe, à un problème social des plus difficiles. Il convient de préciser que cette part de son être – l’aspect « dernier intellectuel » du vingtième siècle – était encore sous l’emprise de l’alcool et que, pendant ce temps, le reste commençait seulement d’imaginer où Abby voulait en venir.

— Vous êtes différent, dit-elle en lui souriant. Même Michael l’a vu tout de suite. Évidemment, ça ne le fait pas bondir de joie mais il se dit que vous ne serez de passage qu’une fois par an à peu près et qu’il pourra le supporter. Qu’après tout, ça vaut mieux que de ne jamais avoir d’enfant.

Gordon, s’éclaircit la gorge.

— Vous êtes sûre qu’il le prend comme ça ?

— Oh oui ! Sinon, pourquoi croyez-vous que Mme Howlett nous aurait présentés comme elle l’a fait, d’une si curieuse manière ? C’était simplement pour que les choses fussent claires sans qu’on eût besoin d’insister lourdement. Mme Thompson n’était pas très d’accord mais je suppose qu’elle s’est laissé fléchir parce qu’elle voudrait vous voir rester.

Gordon se sentait la bouche sèche.

— Et vous, comment vous prenez ça ?

L’expression de la jeune femme fut en soi une réponse. Elle le regarda comme s’il était une sorte de prophète descendu du ciel, ou quelque prince sorti d’un livre d’images.

— Ce serait un honneur pour moi si vous acceptiez, dit-elle d’une voix tranquille avant de baisser les yeux.

— Et vous pensez arriver à me voir comme un homme… je veux dire : « de cette façon » ?

Abby eut d’abord un large sourire. Puis elle précisa sa réponse en se coulant vers lui pour soudain coller fougueusement ses lèvres aux siennes.

Il y eut une pause alors qu’Abby se débarrassait de ses vêtements et que Gordon soufflait les chandelles. À côté, sur la table de nuit, l’écusson de cuivre en relief de la casquette de facteur multipliait à l’infini le reflet des deux flammes dansantes. Le cavalier couché sur sa monture entre les volumineux sacs de selle paraissait filer au triple galop.

Encore une dette envers vous, monsieur le facteur.

Il sentit la peau douce d’Abby glisser contre lui, et sa petite main prendre la sienne.

6

Dix jours durant, l’existence de Gordon se déroula sur un rythme entièrement nouveau pour lui. Comme pour rattraper six mois d’épreuves et de fatigues par monts et par vaux, il fit chaque jour la grasse matinée, ne s’éveillant que pour trouver Abby déjà levée, envolée comme les rêves de la nuit.

Toutefois, la chaleur et le parfum naturel de la jeune femme subsistaient entre les draps et lui vinrent aux narines lorsqu’il s’étira et ouvrit les yeux. Le soleil qui pénétrait à flots par la fenêtre donnant au sud-est avait aussi quelque chose de neuf ; c’était le printemps dans son cœur et pas du tout ce qu’on aurait pu attendre d’un début d’automne.

Dans la journée, il était rare qu’il la vît. En tout cas, jamais le matin où, après sa toilette, il prêtait la main à diverses corvées : couper du bois pour grossir les réserves d’hiver de la communauté, ou creuser un puits dans de nouvelles dépendances. À midi cependant, lorsque le gros des habitants du village se rassemblait pour le repas principal, Abby revenait des pâtures. Mais c’était pour s’occuper des enfants les plus jeunes et relever, pour le temps du déjeuner, leur moniteur unijambiste, le vieux M. Lothes. Les petits riaient aux éclats lorsqu’elle les taquinait, leur ôtant les flocons de laine grisâtres qu’ils avaient récoltés sur leurs vêtements, au cours d’une matinée passée à carder des écheveaux en prévision des travaux de filage de la mauvaise saison.

L’après-midi, il allait retrouver Mme Thompson et les autres personnalités dirigeantes du village pour procéder à l’inventaire des livres et de divers instruments culturels qui, pour avoir été sauvés, n’en avaient pas moins été longtemps négligés. De temps à autre, il trouvait une heure pour donner des leçons de lecture et de tir à l’arc.

Il eut un jour l’occasion d’échanger des techniques de médecine avec Mme Thompson ; ils soignaient un homme qui avait été griffé par un « tigre », terme local désignant cette nouvelle espèce de pumas issus de leur croisement avec les léopards qui s’étaient échappés des zoos dans le chaos de l’après-guerre. Le trappeur était malencontreusement tombé sur le fauve occupé à dévorer sa proie. Par bonheur, l’animal s’était contenté de lui faire peur et l’avait laissé filer dans les broussailles. Gordon et la matriarche du village avaient le sentiment que la plaie allait guérir.

Le soir, tout Pine View se rassemblait dans le grand garage pour écouter Gordon réciter des histoires de Twain, de Sayles et de Keillor. Il les faisait chanter des vieux airs du folklore et d’ineptes rengaines publicitaires dont le souvenir les comblait de joie. Puis venait l’heure de la pièce de théâtre quotidienne.

Affublé d’oripeaux et d’accessoires de récupération, il incarnait John Paul Jones hurlant son défi sur la passerelle du Bonhomme Richard. Ou encore Anton Perceval à la découverte des périls d’un monde lointain, livré à ses seules ressources, et dans la seule compagnie d’un robot fou. Ou encore le Docteur Hudson aux prises avec l’horreur de la guerre du Kenya, tentant de porter secours aux victimes des armes biologiques.

Au début, il ne pouvait réprimer une sensation de malaise lorsque, flottant dans son costume, il bondissait sur sa scène de fortune, faisant résonner les planches sous ses pas pour débiter des répliques dont il n’avait qu’un souvenir fort vague… et qu’il lui arrivait même d’inventer. Il n’avait jamais éprouvé d’amour pour la profession d’acteur, même avant la guerre.

Mais ce métier lui avait permis de traverser la moitié d’un continent et il ne s’en sortait pas trop mal, loin de là. Il sentait sur lui les regards fascinés du public, sa soif de merveilleux, son besoin d’une nourriture qui se trouvait au-delà des montagnes bornant l’étroite vallée. Leur passion lui donnait du cœur à l’ouvrage. Marqués par les séquelles des maladies, par les cicatrices des blessures reçues, brisés par des années de labeur incessant pour seulement parvenir à survivre, ils rivaient sur la scène des yeux où, dans les brumes de l’âge, se lisaient un désir ardent, un appel à l’aide pour qu’on leur permît d’accomplir ce qu’ils ne pouvaient plus faire seuls… se souvenir, à tout prix !