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Gordon dut s’avouer que cet Oakridge était le pire de tous les Oakridge qu’il avait déjà visités. Tout ce dont pouvait avoir besoin l’homo mecanicus se trouvait là, disponible, intact, en train de s’oxyder ou de pourrir ; cela impliquait l’absence, à proximité, de toute société technologique. Il ne pourrait y échapper : il aurait à fouiller les ruines à la recherche de quelque chose qui fût utile à un voyageur solitaire comme lui : Et il devrait passer après cinquante vagues successives de pillards…

Bon, se dit-il. J’ai déjà fait ça auparavant.

À Boise, dont les décombres avaient pourtant été méticuleusement épluchés, ceux qui avaient précédé Gordon étaient passés sans le voir à côté du véritable petit trésor de boîtes de conserve que recélait l’arrière-boutique d’un marchand de chaussures… Les stocks avaient vraisemblablement été constitués lors de la ruée qui, en quelques jours, avait vidé les supermarchés. Un schéma directeur correspondait à cette sorte de découvertes, et Gordon avait appris à le connaître au fil des années. Il disposait à présent d’une méthode personnelle pour conduire ses recherches.

Il contourna la barricade du côté de la forêt et s’enfonça dans les sous-bois. Il ne fallait pas exclure qu’il fût observé ; il prit donc soin de procéder en zigzag. Puis, choisissant un lieu pour lequel il avait des repères dans trois directions différentes, il posa sa sacoche et sa casquette à terre, au pied d’un cèdre rouge que l’automne embrasait. Ensuite, il fit disparaître le tout sous le cuir brun-fauve de sa veste et coupa quelques branchages pour parfaire la cachette.

Il était décidé à faire n’importe quoi pour éviter le conflit avec d’éventuels autochtones méfiants, mais seul un imbécile se serait aventuré sans armes dans une ville abandonnée. Pareille situation pouvait déboucher sur deux types de combats. Dans l’un, le silence d’une flèche serait préférable. Dans l’autre, le gaspillage d’une précieuse et irremplaçable balle de 38 pouvait se révéler payant. Gordon vérifia le mécanisme de son revolver et le glissa dans son étui. Il mit son arc en bandoulière, ainsi que le carquois, sans oublier de se munir d’un sac pour y ranger ce qu’il pourrait glaner.

Dans les premières maisons qu’il visita – des pavillons de banlieue isolés les uns des autresles pillards qui l’avaient précédé s’étaient montrés plus exubérants qu’exhaustifs. Il n’était pas rare que le vandalisme eût pour effet de décourager ceux qui passaient ensuite, leur faisant négliger d’utiles récupérations. Gordon avait souvent bénéficié de semblables oublis.

Toutefois, à la quatrième maison, Gordon n’avait encore qu’une maigre collecte à porter au crédit de sa théorie. Son sac contenait une paire de bottes condamnée à court terme par la moisissure, une loupe et deux bobines de fil. Il avait exploré en vain toutes les caches, classiques ou saugrenues, où la peur de manquer avait poussé les gens à stocker la nourriture.

Sa viande séchée de Pine View n’était plus qu’un souvenir mais lui avait permis de tenir plus longtemps qu’il ne l’avait espéré. Il avait fait des progrès au tir à l’arc et, l’avant-veille, avait inscrit un petit dindon à son tableau de chasse. Il n’en demeurait pas moins que si la malchance continuait à le poursuivre dans sa quête, il pouvait tirer un trait sur sa descente dans la vallée de la Willamette et s’attaquer sans tarder à l’aménagement d’un camp de trappeur pour l’hiver.

Ce qu’il aurait voulu par-dessus tout, c’était un autre havre comme Pine View. Ces derniers temps, le sort s’était montré plutôt clément à son égard. Une veine trop insolente avait toujours tendance à susciter sa méfiance.

Il aborda la cinquième maison.

Le lit massif à baldaquin trônait à l’étage de ce qui avait jadis été la demeure bourgeoise d’un médecin aisé. Comme les autres pièces, la chambre s’était progressivement vue dépouillée de tout ce qui n’était pas son mobilier. En s’accroupissant sur le grand tapis, Gordon pensa néanmoins qu’il trouverait peut-être quelque chose qui avait échappé à ses prédécesseurs.

Le tapis, en effet, ne donnait pas l’impression d’être à sa place. Le lit reposait en partie dessus, mais seulement des deux pieds droits, les deux autres étaient en contact direct avec le plancher. Ou le propriétaire des lieux ne montrait guère d’attention à son intérieur, ou…

Gordon posa son maigre butin et saisit à deux mains le bord du vaste tapis ovale.

Ben dis donc, qu’est-ce que c’est lourd !

Il commença de le rouler vers le lit.

Ouais ! Le tapis dissimulait une mince découpe en carré dans le plancher, et un pied du lit le clouait sur une charnière de cuivre qui devait avoir sa jumelle un peu plus loin. Une trappe.

Il poussa de toutes ses forces sur la colonne du lit. Le pied se souleva un peu puis retomba lourdement avec un bruit sourd. Deux fois encore il renouvela sa tentative sans autre résultat que de réveiller de longs échos dans la maison vide.

À la quatrième poussée, la colonne se rompit net et Gordon manqua s’empaler sur le moignon déchiqueté lorsqu’il bascula sur le matelas. Le baldaquin s’effondra et, dans un épouvantable fracas, la pièce d’antiquité tout entière s’affaissa. Luttant contre l’étouffement, Gordon se répandit en malédictions, entrecoupées d’éternuements causés par la poussière en suspension.

Il réussit enfin à s’extirper des replis poisseux des anciens rideaux de lit en état de décomposition avancée et se rejeta, chancelant, jusque sur le palier, incapable de s’arrêter de cracher et d’éternuer. Puis, lentement, la crise s’apaisa, le laissant accroché à la rampe, les yeux vertigineusement croisés dans le strabisme convergent de cette torture proche de l’orgasme, et qui précède un éternuement titanesque. Dans le bourdonnement de ses oreilles se mêlait un murmure externe qui ressemblait presque à des voix.

Parti comme c’est, dans deux secondes, ce sont des cloches que tu vas entendre.

Ce qui devait arriver arriva dans un immense Aaaaah… tchoum ! Il revint dans la chambre en s’essuyant les yeux. La trappe était là, nettement dessinée sous une couche de poussière neuve. Il s’escrima un moment sur ses bords mais elle finit par s’ouvrir dans un grincement strident et rouillé.

De nouveau, il eut l’impression qu’un autre bruit s’y mêlait, montant de la rue mais, lorsqu’il cessa tout mouvement pour prêter l’oreille, il n’entendit rien. Impatient, il se pencha sur la cache et en ôta les toiles d’araignée pour examiner l’intérieur.

Il s’y trouvait un gros coffre de métal et Gordon sonda tout autour pour voir s’il n’y avait rien d’autre. En fait, ce qu’un médecin d’avant-guerre avait pu mettre sous clé – l’argent et les papiers importants – avait, pour lui, beaucoup moins de valeur que des boîtes achetées ou volées lors de la ruée sur les supermarchés qui avait suivi l’annonce des premières bombes. Il ne trouva rien d’autre que la caisse. Il la hissa hors du trou et resta pantelant après l’effort.

Dieu, que c’est lourd ! Espérons que ce ne sera pas de l’or ou une merde dans ce genre.

Charnières et serrure n’étaient plus que de petits blocs de rouille effrités. Avec le manche de son couteau, Gordon s’apprêta à en faire sauter un. Mais il s’immobilisa brusquement, le bras en l’air.

Pas d’erreur, c’étaient des voix. Et elles se rapprochaient.