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Il avait encore en mémoire un bon médecin dont le dispensaire, au milieu des ruines de Butte, était un sanctuaire protégé par tous les clans et hameaux des alentours. Gordon ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce que ce saint homme aurait pu faire avec ce trésor.

La rage l’étouffait et menaçait d’obscurcir tout à fait son champ de vision, lorsque son regard tomba sur une boîte vide dont l’étiquette le narguait avec ces mots : poudre dentifrice…

Mon dentifrice !

Gordon compta jusqu’à dix. Ce qui se révéla insuffisant. Il tenta d’exercer un contrôle sur sa respiration. Il n’en fut que mieux concentré sur sa colère. Il resta là, les épaules basses, dans l’incapacité de répondre à cette nouvelle preuve de malveillance de la part de l’univers à son égard.

Bon, se dit-il. Je suis vivant. Et si je retrouve mon sac à dos et ma veste là où je les ai laissés, j’ai une chance de le rester. L’année prochaine, en admettant qu’il y ait une année prochaine pour moi, je songerai à m’inquiéter de l’état de pourriture de mes dents.

Il ramassa ses affaires et, d’un pas déterminé, quitta cette demeure de fausses espérances.

Un homme qui a longtemps vécu seul dans la nature sauvage bénéficie d’un sérieux avantage sur le commun des mortels, et même sur un excellent chasseur – du moins si le chasseur en question est d’un naturel casanier, passant toutes ses nuits chez lui, dans sa famille ou avec ses amis. Ce qui fait la différence, c’est une caractéristique psychique que le premier seul partage avec les animaux, qui l’apparente à eux, et à la sauvagerie même de la nature. C’était quelque chose d’aussi indéfinissable qui, pour l’heure, rendait Gordon nerveux. Bien avant de pouvoir la rapporter à quoi que ce fût, il éprouvait une sensation d’étrangeté qui ne donnait pas l’impression de vouloir se dissiper.

Elle l’avait saisi tandis qu’il refaisait le chemin en direction de la sortie est de la ville et du petit bois où il avait caché ses biens ; et, maintenant, elle le forçait à s’arrêter en route pour réfléchir. N’en faisait-il pas trop ? Était-il Jeremiah Johnson pour se croire capable de déchiffrer les bruits et les odeurs de la forêt comme les citadins de jadis les panneaux de signalisation routière ? Toutefois, il ne cessait de regarder autour de lui, en quête de quelque chose qui vînt étayer son malaise.

Les essences les plus communes étaient des tsugas et des érables à grandes feuilles, panachés de jeunes aulnes qui avaient tendance à envahir comme de la mauvaise herbe tout ce qui avait jadis constitué des clairières. Il était loin des forêts desséchées qu’il avait traversées sur le flanc est des Cascades, de ces pins pondérosa rabougris et clairsemés sous lesquels il avait été dévalisé. Il flottait ici comme un parfum de vie plus riche que tout ce dont il se souvenait depuis l’Hiver de Trois Ans.

L’activité animale – qui était restée fort discrète jusqu’à ce que Gordon eût cessé de bougerredevenait sensible dans ce coin de forêt, sous la forme de mouvements dans le feuillage et d’appels qui se répondaient. De petits groupes de geais du Canada au plumage gris voletaient de place en place, livrant à leurs cousins huppés et de dimensions plus modestes une sorte de guerre d’escarmouche pour s’accaparer les plus intéressants gisements de larves et d’insectes. D’autres passereaux moins gros restaient prudemment dans les branches, sautant de l’une à l’autre pour en fouiller l’écorce avec force pépiements.

Les oiseaux de cette taille ne débordaient certes pas d’amour pour l’homme, mais ils n’étaient pas du genre à parcourir de grandes distances pour l’éviter s’il les laissait tranquilles.

Alors, pourquoi suis-je nerveux comme un chat ?

Il y eut un craquement sec à une vingtaine de mètres sur sa gauche. Gordon pivota sur lui-même pour ne découvrir, là aussi, que des oiseaux, outre les buissons de ronces, omniprésents dans le paysage.

Erreur. C’était un seul oiseau. Un merle moqueur, pour être exact.

Il prit son essor, monta entre les branches et se posa dans un enchevêtrement de brindilles que Gordon jugea être un nid. Il y resta un moment, hautain et fier comme un nobliau, puis poussa un cri avant de replonger dans les fourrés. Comme il y disparaissait, un nouveau froissement s’y fit entendre, puis le merle resurgit.

Gordon commença de fouiller négligemment le sol de la pointe de son arc tout en libérant l’attache de son revolver et en s’efforçant de garder ses traits figés dans une expression anodine. Quoique l’appréhension lui desséchât les lèvres, ce fut en sifflotant qu’il se remit à marcher ; il ne prit pas vers le fourré ni dans la direction opposée, mais droit sur un gigantesque sapin de Douglas.

Quelque chose, derrière ce buisson, devait avoir suscité chez le merle moqueur cette caractéristique réaction de défense du nid, et ce quelque chose faisait de son mieux pour passer inaperçu… se gardant de se manifester par quelque bruit risquant de trahir sa présence.

Une présence que Gordon subodorait être celle d’un chasseur à l’affût. Avec une nonchalance exagérée, il poursuivit sa flânerie mais, à peine fut-il passé derrière l’arbre qu’il sortit son arme, se baissa et changea brutalement de direction ; il se mit à courir en s’efforçant de garder la masse énorme du tronc entre lui et le fourré suspect.

Il ne put rester longtemps dans l’ombre du sapin mais l’effet de surprise lui accorda un répit supplémentaire. Puis le claquement de trois coups de feu – tirés par des armes de calibres différents – résonna sous les arcades de la forêt. Gordon redoubla de vitesse et s’élança vers un arbre couché au sommet d’un petit escarpement. Trois nouvelles détonations retentirent tandis qu’il plongeait par-dessus le tronc pourri. Il atterrit de l’autre côté dans un craquement sec et éprouva une douleur fulgurante dans le bras droit.

Il connut alors un court instant de totale panique ; une crampe lui déchira la main qui tenait le revolver. Et s’il s’était cassé le bras ?…

Le sang trempait le poignet de sa chemise réglementaire de fonctionnaire de l’administration américaine, et sa terreur ne cessa d’amplifier le mal jusqu’à ce que, relevant sa manche, il pût en constater l’origine : une simple entaille peu profonde dans laquelle restaient fichés de minuscules éclats de bois. Son arc s’était rompu et il s’était blessé en tombant sur la cassure.

Il se débarrassa des deux moitiés de l’arme, désormais inutilisable et, à quatre pattes, gagna l’étroit fossé qui se creusait sur sa droite, profitant au mieux du couvert que lui offraient les broussailles dévalant vers ce qui devait être le lit d’un ruisseau. Dans son dos, derrière la petite colline, lui parvenaient les exclamations d’une joyeuse poursuite.

Les minutes suivantes furent un brouillard de branches qui lui fouettaient le visage dans une course en zigzag. Enfin, il fut au cours d’eau et pivota sur lui-même pour patauger à contre-courant.

Les pourchassés ont plutôt l’habitude de faire l’inverse, se remémora-t-il, espérant que ses adversaires avaient assez d’expérience pour le savoir. Il bondissait à présent de roche en roche, évitant de troubler l’eau. Puis il quitta le torrent et s’enfonça de nouveau dans la forêt.

Des cris retentissaient dans son dos et, à chaque foulée, lorsque son pied se posait sur le sol, il avait l’impression de faire assez de bruit pour tirer un ours de son sommeil hivernal. À deux reprises, il s’arrêta derrière un rocher ou un buisson épais, et retint son souffle ; il ne pouvait calmer le tohu-bohu de ses pensées et s’abstraire, pour un instant, dans un complet silence.