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Les clameurs diminuèrent enfin dans le lointain et Gordon s’autorisa à pousser un long soupir.

Adossé à un chêne, il sortit d’une poche de sa ceinture sa trousse de secours. Sa blessure guérirait sans problème. Le bois poli de l’arc ne laissait pas craindre l’infection. La douleur était certes pénible mais l’entaille n’était au voisinage ni d’un vaisseau ni d’un tendon. Il se banda le bras et choisit simplement d’ignorer la douleur. Il se releva et promena un regard autour de lui.

À sa grande surprise, il reconnut aussitôt deux de ses repères… l’enseigne fracassée du motel d’Oakridge au-dessus de la cime des arbres et un enclos grillagé, juste derrière le ruban d’asphalte défoncé qui courait à l’est.

Gordon se hâta de gagner l’endroit où il avait caché ses affaires. Elles y étaient toujours, et dans l’état où il les avait laissées. Le destin montrait encore quelque subtilité : il ne frappait pas coup sur coup. Ce n’était d’ailleurs pas ainsi qu’il procédait, et Gordon le savait. Sa technique consistait à vous donner un peu de temps, histoire de vous laisser reprendre espoir, et de vous en priver juste avant qu’il ne se concrétisât.

À présent, le traqué se faisait traqueur. Prudemment, Gordon était retourné fouiller le roncier qui avait servi d’affût au grand courroux du merle dont c’était la demeure. Comme de bien entendu, il l’avait trouvé vide. Il le contournait maintenant pour adopter le point de vue de ses agresseurs. Il s’assit à leur place et, pendant quelques minutes, tandis que l’après-midi tirait à sa fin, il observa et réfléchit.

Il n’était pas douteux qu’ils l’aient eu dans leur ligne de mire. Vu d’ici, on avait peine à comprendre qu’ils l’aient raté lorsqu’ils avaient tiré tous les trois sur lui.

Son brusque plongeon derrière l’arbre les avait donc a ce point surpris ? Et ils devaient avoir des armes à répétition… or, il ne se rappelait pas plus de six coups. Ou il était tombé sur des avares particulièrement regardants sur les munitions, ou…

Il s’approcha du grand sapin. Le tronc portait deux entailles fraîches… à près de trois mètres du sol.

Trois mètres ! C’est matériellement impossible d’être si mauvais tireur !

En ce cas… tout concordait. Ils n’avaient pas eu l’intention de le tuer. Ils avaient fait exprès de viser haut, pour lui flanquer la trouille et l’inciter à déguerpir au plus vite. Pas étonnant qu’ils n’eussent jamais donné l’impression de se rapprocher pendant la « poursuite » dans la forêt.

Une moue écœurée retroussa les lèvres de Gordon. Par une étrange ironie, sa haine à l’égard de ces types s’en trouvait facilitée. Il en était venu à accepter la méchanceté pure et simple, comme on se résigne à un sale temps ou au danger que constituent les bêtes sauvages. Tant d’ex-Américains avaient régressé jusqu’à l’état de barbares.

Mais un mépris conscient tel que celui dont il venait d’être l’objet, voilà qui était pour lui une offense personnelle. La pitié représentait encore quelque chose pour ces gens et, pourtant, ils l’avaient spolié, maltraité, terrorisé.

Roger Septien lui revint en mémoire, ses railleries du haut du flanc dévasté d’une montagne aride. Ces salopards n’avaient pas été meilleurs que lui.

Gordon retrouva leur piste à une centaine de mètres à l’ouest de l’affût. Leurs bottes avaient laissé dans l’humus une ligne d’empreintes nettement dessinées et que personne ne s’était soucié d’effacer. Leur évidence avait quelque chose de presque insolent.

Gordon prit son temps mais pas une seule fois l’idée ne lui vint de renoncer à les suivre.

Le crépuscule s’annonçait lorsqu’il parvint en vue de la palissade entourant New Oakridge. Une vaste esplanade qui avait été jadis un parking extérieur était à présent ceinte d’une haute clôture de rondins. De ce corral improvisé montaient les rugissements du bétail. Un cheval hennit. Gordon perçut dans l’air les riches senteurs du foin et du fumier.

Non loin de là, une palissade encore plus haute protégeait trois blocs de ce qui, en un autre temps, avait constitué le quartier sud-ouest de la ville d’Oakridge. Une rangée d’immeubles à deux étages occupait la moitié d’un de ces blocs et dominait le centre de la bourgade. Gordon pouvait voir leurs toits plats par-dessus la muraille ainsi que le sommet d’un château d’eau sur lequel un corbeau avait établi son nid. La silhouette d’un guetteur s’y découpait sur le ciel ; il regardait vers la forêt gagnée peu à peu par les ténèbres.

L’impression générale était celle d’une communauté prospère, peut-être le plus bel exemple de survie de l’ancien monde que Gordon eût rencontré depuis son départ de l’Idaho.

On avait coupé des arbres pour faire un pare-feu autour de l’enceinte mais ce travail devait dater d’un certain temps. Un maquis serré, où un gosse de dix ans serait passé inaperçu, rongeait déjà la coupe.

Bon, se dit Gordon. Il ne doit plus y avoir de survivalistes dans le secteur, sinon les habitants ne seraient pas aussi négligents.

Voyons à quoi ressemble la grande entrée.

Contournant l’espace à découvert, il se dirigeait vers la partie sud du gros village quand un bruit de voix lui dicta de s’abriter prudemment derrière le plus proche rideau d’arbustes.

Un grand portail de bois s’ouvrit dans l’enceinte. Deux hommes en armes s’y présentèrent d’un pas nonchalant, inspectèrent les alentours et firent signe à quelqu’un qui se trouvait encore à l’intérieur de sortir. Il y eut une brève exclamation, un claquement de rênes, et un chariot tiré par deux percherons franchit les portes avant de s’immobiliser. Le conducteur se retourna pour parler aux deux gardes.

— Dis au maire que je lui suis reconnaissant de cette avance, Jeff. Je sais que pour moi la pente est sacrément longue à remonter, mais c’est sûr qu’aux moissons prochaines, nous pourrons tout rembourser. Il a déjà un morceau de la ferme et ça ne devrait pas représenter pour lui un mauvais investissement.

L’un des gardes hocha la tête.

— T’inquiète pas, Sonny, on fera la commission. Fais gaffe en rentrant. Trois de nos gars ont repéré un type qui traînait à la sortie de la vieille ville. Il y a eu une fusillade. Il est seul.

Le fermier avala sa salive.

— Pas de blessés ? Vous êtes sûrs qu’il était seul, ce type ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûrs. D’après Bob, ça valait le coup d’œil : il a détalé comme un lapin.

Gordon blêmit de rage. Les insultes l’atteignaient douloureusement ; il ne pouvait les supporter. Il glissa sa main gauche dans sa chemise et, contre son cœur qui cognait, il toucha le sifflet qu’Abby lui avait donné et qu’il avait suspendu à son cou. Il en tira quelque réconfort…, un rappel à la décence, du moins.

— N’empêche qu’avant de se faire chasser par les gars de Bob, reprit celui qui avait répondu au fermier, ce type a fait un joli cadeau à not’ maître. Il lui a trouvé une cache pleine de drogues. Le maire va en distribuer un peu aux propriétaires, ce soir, à l’occasion d’une petite fête qu’il donne, histoire de voir l’effet qu’elles font. C’est sûr que j’aimerais bien faire partie du cercle des intimes…

— Et moi donc ! fit son jeune collègue. Hé, Sonny ! Tu crois que le maire va te payer ton bonus sous forme de drogues si tu atteins le quota cette année ? Ça te donnera l’occasion de faire une sacrée fiesta !

Sonny eut un sourire timide et haussa les épaules. Puis, pour une raison incompréhensible, il baissa la tête. Le plus âgé des deux gardes le regarda d’un air moqueur.