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— Qu’est-ce qui t’arrive ?

Sonny secoua la tête. Ce fut à peine si Gordon l’entendit répondre :

— Bof, ça ne nous fait plus trop envie, Gary, tu ne crois pas ?

— Que veux-tu dire ? fit Gary, le front barré d’un pli.

— Je veux dire que puisque nous nous employons à être comme les petits copains du maire, pourquoi ne pas essayer d’avoir un maire sans petits copains ?

— Mais…

— Sally et moi, on avait trois filles et deux garçons avant l’Apocalypse, Gary.

— Je sais, Sonny, mais tout de même…

— Hal et Peter sont morts à la guerre mais j’comptais au moins que, Sally et moi, on aurait le bonheur d’voir grandir nos trois filles. Qu’on ait au moins ce bonheur !

— Sonny, c’est pas ta faute ! T’as pas eu de chance, voilà tout.

— Pas de chance ? Qu’est-ce qu’y faut pas entendre ! La première violée à mort par cette bande de pillards qui a déferlé dans le coin. Peggy est morte en couches et ma petite Suzanne qui a les cheveux tout blancs, Gary. À croire que c’est la sœur de Sally !

Le silence s’éternisa. L’aîné des gardes posa la main sur le bras du fermier.

— Demain, j’amènerai un cruchon, Sonny. Promis. On reparlera du bon vieux temps comme on faisait avant.

Le fermier hocha la tête sans lever les yeux.

— Allez, hue ! cria-t-il, et il refit claquer les rênes.

Un long moment, le garde resta à contempler le chariot qui s’éloignait en grinçant, puis il cracha le brin d’herbe qu’il suçotait et se tourna vers son jeune compagnon.

— Dis, Jimmy, est-ce que je t’ai déjà parlé de Portland ? Avant la guerre, Sonny et moi, on avait l’habitude d’aller y traîner nos guêtres. Quand j’étais gosse, ils avaient un maire qui posait pour…

Ils repassèrent les portes et le reste de la phrase fut perdu pour Gordon.

En d’autres circonstances, Gordon serait resté des heures à méditer sur ce que cette petite conversation lui révélait de la structure sociale d’Oakridge et de ses environs. Que la prochaine récolte du fermier fût déjà grevée de dettes constituait, par exemple, un premier pas vers une situation de servage consenti. En seconde année d’université, il avait lu des bouquins d’histoire traitant de faits similaires dans un passé lointain, et dans une autre région du monde. Oui, c’étaient là les bases du système féodal.

Mais le torrent d’émotions qui le submergeait lui interdisait pour l’heure toute considération d’ordre philosophique ou sociologique. Le souvenir des vexations subies depuis le matin n’était rien auprès de la colère qui bouillonnait en lui depuis qu’il avait appris quel usage allait être fait des drogues. À peine osait-il songer aux miracles qu’aurait pu accomplir son médecin du Wyoming avec ces médicaments… et dire que la plupart des substances qu’ils avaient découvertes n’allaient même pas faire planer cette bande d’ignares !

C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase et Gordon en avait des élancements dans son bras bandé.

Tout à parier que je suis capable d’escalader ces murs sans difficulté, de trouver leur entrepôt et de réclamer mon dû… avec un supplément pour me dédommager des affronts, de la douleur et de la perte de mon arc.

Sans perdre de vue sa soif de vengeance, Gordon peaufina son projet. Il se représenta, déboulant dans la « soirée » du maire, et mettant un terme aux agissements de ces salopards affamés de puissance qui étaient en train de bâtir un empire miniature sur ce coin de terre retourné à l’âge sombre. Il s’imagina prenant le pouvoir et usant de ce pouvoir pour faire le bien… pour contraindre ces brutes à mettre en œuvre ce qu’ils avaient appris dans leur jeunesse, avant que la génération qui avait reçu une éducation ne disparût à jamais de la planète.

Mais pourquoi, pourquoi n’y a-t-il nulle part quelqu’un pour accepter de prendre les choses sous sa responsabilité, pour tenter d’y remettre de l’ordre ? Je serais prêt à l’aider. Je consacrerais volontiers chaque instant de ma vie à une telle cause et à celui qui serait son champion.

Mais tous ces grands rêves n’ont plus cours. Tous les types bien, les lieutenants Van et les Drew Simms, sont morts en les défendant. Je dois être le dernier qui continue d’y croire.

Il était pourtant hors de question de renoncer. Un mélange de fierté, d’obstination et de simple fureur viscérale l’enracinait dans la voie qu’il s’était tracée. Il se battrait ici, et rien ne l’en empêcherait.

Peut-être existe-t-il, au ciel ou en enfer, une milice exclusivement composée d’idéalistes. De toute manière, je ne tarderai pas à en avoir le cœur net.

Par bonheur, les flots d’hormone combative sécrétée par son organisme épargnaient quelques zones de son cerveau, lui laissant assez de place pour concevoir et choisir sa tactique. Le crépuscule tombait tout à fait quand il commença de réfléchir à la manière dont il procéderait.

Il s’installa dans l’ombre des jeunes arbres et une branche accrocha sa casquette. Il la rattrapa de justesse avant qu’elle ne tombât à terre, et s’apprêtait à la remettre lorsqu’il interrompit son geste pour la contempler.

La scintillante image du cavalier répondit à son regard, relief de cuivre poli qui se détachait sur une flamme portant une devise en latin. Gordon observa la lumière qui jouait sur l’emblème lumineux et, lentement, un sourire s’épanouit sur son visage.

C’était risqué… peut-être plus que de tenter d’escalader de nuit le rempart de rondins. Mais l’idée n’était pas dénuée d’une plaisante symétrie qui séduisait Gordon. Il était probablement le dernier homme au monde qui pût choisir la voie la plus périlleuse pour de simples raisons d’esthétique, et cette pensée le ravissait. Que son plan échouât, l’effet n’en serait pas moins spectaculaire.

Son exécution réclamait une brève incursion dans le vieil Oakridge – dont les ruines se profilaient derrière la masse fortifiée du bourg post-apocalyptique – à la recherche d’un bâtiment qui, à coup sûr, était de ceux qu’on n’avait pas dû songer à piller.

D’un geste déterminé, il se coiffa de la casquette et se mit en route afin de profiter des dernières lueurs du jour.

Une heure plus tard, Gordon quittait les immeubles éventrés de l’ancienne cité pour s’engager d’un pas vif sur la route trouée de nids-de-poule, rebroussant chemin dans une obscurité de plus en plus dense. Après avoir fait un long détour par la forêt, il rattrapa la route que Sonny avait prise et qui contournait le village par le sud. Maintenant, il se rapprochait de l’enceinte, guidé par une lanterne solitaire suspendue au-dessus du grand portail.

La garde était d’un laxisme criminel. Gordon parvint à dix mètres du mur sans qu’eût retenti la moindre sommation. Il voyait la sentinelle se découper sur le ciel presque au bout de la palissade, mais l’imbécile regardait obstinément dans l’autre direction.

Il remplit ses poumons d’air et, portant à ses lèvres le sifflet d’Abby, en tira trois coups brefs et puissants. Les stridences s’enfoncèrent entre les bâtiments et sous les arbres de la forêt, tel le cri d’un rapace fondant sur sa proie. Des pas précipités firent trembler les planches du chemin de ronde.

Trois hommes armés de fusils et qui tenaient à bout de bras des lanternes à huile surgirent au-dessus du portail. Leurs regards plongèrent sur un Gordon que la pénombre leur interdisait de distinguer.

— Qui va là ? Que voulez-vous ?

— Je dois avoir un entretien avec un représentant de l’autorité municipale, cria Gordon. Il s’agit d’une affaire officielle et je réclame qu’on m’ouvre les portes de la ville d’Oakridge.